L’humanité est un long bruissement de mots, ce flot ininterrompu de paroles prononcées, échangées, partagées. Vérités assénées, mensonges proférés, déclarations enflammées, discours passionnés, colères explosées, propos décalés ou absurdes. Cris et murmures. Paroles, paroles, et paroles. Qui s’accumulent et se superposent. Qui génèrent le brouhaha insensé des hommes. Qui tissent ce que nous sommes, ensemble. Du vacarme des mots à leur consonance. De la musicalité des mots au grand concert donné, improvisé par les hommes dans le vaste théâtre du monde.
Joris Lacoste picore, isole et compile ce qui a été dit, ici ou là, conversation au sein d’une famille qui se déchire, dialogue entre un pilote d’avion de ligne et la tour de contrôle, énoncé d’un verdict dans un tribunal, présentation du budget par un ministre de l’économie, échange téléphonique entre un client au bord de la crise de nerf et un service client atone, déclaration de guerre d’un chef d’état, cri de révolte d’un homme du peuple adressé à son tyran… Dans cette encyclopédie de la parole* figurent ainsi désormais près de 800 documents sonores tirés de l’infinie oralité des hommes et de la multitude des langues en lesquelles elle s’exprime. Une sorte d’arche de Noé de la parole dont le port d’attache serait la tour de Babel.
Dans cette Suite n°2, un quintette de chanteurs-comédiens (de comédiens-chanteurs ?) reproduit certaines de ces paroles et, de fait, donne en spectacle la réalité dont elles sont issues, dont elles témoignent, et qu’elles propagent encore. Des paroles qui sont les véhicules de ces réalités qui ont été, de ces instants où il est arrivé quelque chose, où un acte a été posé, où une idée a été émise, où une émotion a été ressentie, et partagée, et qui les conduisent jusqu’à nous et les prolongent, et leur donne vie à nouveau. En un mot, qui les théâtralisent.
Tout n’est pas réussi et il est par moments difficile de trouver son chemin dans ce spectacle du foisonnement des mots, dans le rythme des mots, leur musicalité, mais aussi leur sens, ce qu’ils disent. Et il arrive qu’on s’y perde, qu’on ne sache plus de quoi il s’agit, à quoi l’on assiste. Spectacle de sons ou spectacle de mots ? Qu’importe, la performance ne fait aucun doute et ces cinq comédiens-chanteurs (chanteurs-comédiens ?) sont les extraordinaires interprètes de cet échantillon d’humanité et du monde comme il va, patchwork de mots en pas moins de seize langues différentes et qui donne le réel à ressentir, des morceaux de réalité qui se percutent et se répercutent, qui disent autant qu’ils sonnent – et parfois dissonent.
Oui, il arrive qu’on décroche, mais l’on est au final convaincu qu’il aurait été dommage d’être passé à côté d’un tel spectacle où la parole est reine, à la fois verbe et musique. Ce qui désigne très précisément ce lieu de compromis, entre sens et harmonie, en lequel s’enracine toute poésie – et dont le théâtre n’est pas la moindre des formes.
* Suite n°2 prend place dans un projet beaucoup plus large, l’« Encyclopédie de la parole », que Joris Lacoste mène depuis 2007 avec des artistes de différentes disciplines, des linguistes, des ethnologues, des musicologues, des spécialistes du son… et qui ne consiste en rien moins que de collecter toutes les paroles possibles et imaginables, venues de partout, proférées en toutes les langues et dans toutes les circonstances. On peut avoir une idée de ce projet en allant sur le site Internet du collectif, Encyclopediedelaparole.org.