Nous assistons au couronnement d’Abel 1er, deuxième fils du défunt souverain, mort assassiné. Le protocole est strict, il s’agit pour le futur roi de renoncer à lui-même, de tout sacrifier à son ambition, tout renier, depuis son amour pour sa jeune épouse qui vient de mettre au monde leur enfant jusqu’à la dernière parcelle d’amour propre qui pourrait encore l’habiter. Il s’agit de n’être plus homme pour devenir roi.
Entre hurlements et fureur, la cérémonie se déroule. Abel retire ses vêtements, est enduit de diverses substances corrosives, rampe, lèche le sol, se fait vomir. S’en est trop, un premier spectateur se lève, excédé, va pour partir, se ravise, se met à son tour à vociférer, à insulter comédiens et spectateurs, à jeter des fauteuils sur la scène depuis le balcon. « Qui êtes-vous ? », lui demande-t-on. « Je suis son frère ! ».
C’est Caïn – mais son nom n’est jamais dit – qui s’en vient reprocher ses trahisons à un Abel couronné. Lui a refusé le trône, refusé de se soumettre à la volonté d’un père qui exigeait de lui qu’il couche avec la femme de son frère pour pouvoir y prétendre, refusé de baisser son pantalon et montrer son cul. Refusé de laisser mourir en lui le jeune homme qu’il a été et qui s’était promis de devenir quelqu’un de bien.
La dispute entre les frères va croissante. Abel ordonne qu’on tue Caïn. Folie meurtrière, acharnement, bain de sang à grand renfort de peinture rouge. Caïn est roué de coups, crâne longuement et minutieusement défoncé, le sang gicle, éclabousse la scène. Gicle encore et encore. Il faut que disparaisse tout de cet homme qui voudrait rappeler à son roi celui qu’il fut et qui s’est corrompu dans sa quête du pouvoir.
Mais Caïn ne meurt pas, assassine Abel, viole son épouse et s’empare de la couronne. La scène du viol ne nous est pas épargné non plus, ni dans sa violence ni dans sa longueur. Insupportable violence. Interminable représentation de l’abominable souffrance d’une femme violée, et violée encore. Viloée à chaque coup de rein qui la transperce.
C’est du théâtre gore. Ça tue et ça viole avec un réalisme insoutenable. Sur un fond sonore proche de la saturation. Ça hurle du début à la fin – et comme les comédiens eux-mêmes n’y tiendraient pas, ils usent de mégaphones, ne parviennent qu’à peine pourtant à couvrir une musique elle aussi assourdissante. Lumières crues, stromboscopiques, aveuglantes. Tout est mis en place pour que nul ne puisse se sentir à l’aise, confortable, assis à distance. De temps à autre, quelques-uns tentent un rire pour se protéger, détourner l’agression. Se remettre à distance. D’autres – assez peu nombreux finalement – refusent d’en subir davantage et sortent de la salle. S’éloignent.
Pourquoi rester ?
Sans doute parce que tout cela n’est pas gratuit. Il y a un propos. Il ne s’agit pas de cette très habituelle provocation sans autre objet qu’elle-même et qui ne vient jamais combler qu’un vide artistique. La provocation comme une illusion artistique. Transgression à bon compte, décérébrée, pas subversive pour un sou.
Il s’agit ici de nous, de notre propre tragédie. Nous sommes tous à la fois Abel et Caïn, avec nos petits et successifs reniements. Qui pour être petits n’en sont pas moins tragiques. Tout ce à quoi nous renonçons par ambition et pour le pouvoir. Ce que nous faisons de nos vies et des rêves que nous avons eus. Voici de quoi il s’agit. Et si nous ne devenons pas tous meurtiers, fratricides ou violeurs, c’est que peu parmi nous sont confrontés à l’opportunité de devenir roi. Nous ne nous en éloignerons pas moins de nous-mêmes, de petit compromis en petit compromis, si nous ne prenons pas garde de demeurer des vivants.
A quoi servirait le théâtre s’il ne nous bousculait pas ? S’il ne nous rendait pas vivant ne serait-ce que l’espace d’une représentation ? Le théâtre est un miroir où se reflètent cruellement nos tragédies. Quoi d’autre ?