Encore une histoire de mémoire. Encore une histoire de père.
Le père, décidément… Une figure incontournable, au théâtre. Bien plus que la mère. Je parcours en esprit les grands auteurs et je n’y trouve que peu de mères, la problématique n’est que rarement la mère, ni chez Tchekhov ni chez Ibsen, ni chez Racine ni chez Molière, ni chez Shakespeare ni chez les tragédiens grecs. C’est sans doute aussi que ces auteurs sont des fils…
Tout de même, Oedipe, il s’agit bien un peu de la mère ? Certes, un peu. Il s’agit en vérité surtout de ce père qu’il a tué, plus que de cette mère avec qui il a couché… Clytemnestre alors ? Bah, son rôle a essentiellement été de tuer Agamemnon, son mari, un père donc, et pour le fils, Oreste, il s’agit surtout d’obtenir l’absolution des Dieux après qu’il a tué sa mère, pour venger la mort du père… Médée est une mère, dont la tragédie est de rêver pour son fils un destin royal ? Oui, mais c’est autour d’Egée, le père, et Thésée, le fils, que se noue le drame…
Mais il y a des femmes, tout de même au théâtre ? Oui, des femmes, des épouses ou des maîtresses, mais la mère n’est que très occasionnellement une figure centrale, sinon jamais… En tout cas rien de comparable à la statue du commandeur qui écrase Don Juan d’un poids paternel, ou à ce spectre qui hante Hamlet. Dans toute l’histoire du théâtre, et jusqu’à aujourd’hui encore, l’ombre des pères planent au-dessus des fils, et des filles aussi, avec une constance qui n’a d’égale que l’absence de la figure maternelle – mais peut-être que, parmi vous qui me lisez, certains trouveront des exemples pour me contredire ; j’avoue que pour ma part, aucun ne m’a frappé à l’esprit.
Une longue digression avant même de commencer, c’est mal. C’est cependant la toute première réflexion que je me suis faite après avoir vu ce Rabah Robert. Encore une histoire de mémoire que l’on fouille à la recherche d’un père disparu. Mémoire fragmentée, mémoire recomposée.
Ce n’est pas que cela Rabah Robert. Rabah c’est son nom d’Algérie, Robert c’est son nom de France, nom fracturé d’un père et de son absence. Il s’agit d’un voyage, un voyage à travers la mémoire, entre France et Algérie, entre anecdotes familiales et Histoire d’une guerre, un voyage non linéaire, explosé, où les temps et les mots s’entrechoquent, un voyage dans le langage, quand les mots se jouent de ceux qui les prononcent comme de ceux qui les reçoivent, parce qu’ils évoquent plus qu’ils ne disent. Quand le théâtre est poésie.
Un spectacle total interprété par neuf comédiens qui offrent jusqu’à épuisement un théâtre joué-dansé, un texte parlé-chanté, en musiques et en lumières, le tout sur un rythme effréné qui ne vous laisse le temps de rien et surtout pas celui de comprendre, qui s’imprime en vous – ou pas – par touches et couches successives. Du théâtre impressionniste, pointilliste peut-être…
Au risque sans doute que le tout finalement vire au fouillis, faute d’être suffisamment maitrisé, suffisamment tenu, ou retenu. Ce qui survient en plusieurs occasions, et alors on décroche. C’est qu’à force d’en mettre trop, l’ensemble devient bruyant donc brouillé. Les mots ne nous parviennent plus tout à fait, nous échappent. Or la musique de la langue ne suffit pas, il y faut le sens des mots afin que la poésie touche et impressionne. C’est dommage, parce qu’on la devine, cette poésie, sa puissance émotionnelle, tapie juste sous la surface d’un brouhaha qui tend peu à peu à l’omniprésence.
Un très beau spectacle, qui mériterait donc un peu plus de dépouillement. Qui mérite largement qu’on aille le voir, cependant. Pas du théâtre plan-plan, du théâtre qui déménage, qui fait bouger les lignes et les formes, créatif depuis l’écriture jusqu’à la scène, sur laquelle la générosité des comédiens devient plaisir.