Jan 202011
 

Oncle Vania par Lev Dodine « Nous nous reposerons ! », assène une dernière fois Sonia. L’oncle Vania baisse la tête, il ne semble pas convaincu. Le poids infini de l’existence les accable tous deux. Les lumières s’éteignent. Deux bougies sont allumées encore [*], bientôt soufflées par Sonia et son oncle Vania. Noir.

Applaudissements. La salle est unanime. Du grand théâtre. Du meilleur. Les comédiens saluent, et saluent encore, rejoints sur la scène par Lev Dodine – immense metteur en scène venu de Petersbourg. Les rappels se succèdent. C’est étrange, les comédiens paraissent incapable de sortir de leurs personnages. L’épuisement se lit sur leurs visages, dans leurs attitudes, insurmontable. Au quatrième rappel, quelques sourires, tout juste esquissés. Ils ont tout donné. Ils nous ont tout donné. Ils n’en peuvent plus. Bravo. Merci.

Il faut l’admettre, les Russes ne comprennent pas Tchekhov comme nous. Tchekhov, peintre de l’âme russe, peintre amoureux et sans concession, à la fois tendre et caustique. Alors forcément, quand des Russes montent et jouent du Tchekhov, c’est soudain comme si le tableau était éclairé de l’intérieur. Les Russes vivent Tchekhov, et la lumière en est toute différente.

Il y a toujours trois couches dans les pièces de Tchekhov. D’abord l’intrigue, la petite histoire presque banale qui est racontée, souvent dramatique mais à peine dramatisée, ou alors l’air de rien. Des personnages se rencontrent, s’aiment ou ne s’aiment pas, se confrontent. Un nœud se forme quelque part, qu’il s’agit de dénouer. Et chacun de tirer sur son bout de ficelle. A la fin, un fil casse. Ou pas, peu importe. Après la fin, tout sera redevenu comme avant, chacun filant sa petite pelote d’ennui, l’âme en peine.

Dans l’Oncle Vania, tout a commencé lorsque Sérébriakov Aleksandr Vladimirovitch, professeur en retraite, aigri par les douleurs de la goutte, revient habiter dans la propriété de sa première femme. Remarié après la mort de celle-ci, il est accompagné de sa nouvelle et jeune femme, Sérébriakova Elèna Andreïevna, belle et sophistiquée, tiraillée entre ses devoirs envers son vieux mari malade et ses aspirations à vivre et à aimer. Elle est attirée par Astrov Mikhaïl Pétrovitch, médecin et écologiste avant l’heure, un original , beau parleur et désabusé, qui voit en Elèna sa dernière chance d’aimer. Intelligent, il n’en est pas moins aveugle à l’amour que lui porte de son côté Sofia Aleksandrovna (Sonia), la fille de Sérébriakov. Issue du premier mariage de ce dernier, Sonia est une jeune femme pleine d’entrain, travailleuse et dévouée, généreuse… mais trop peu jolie pour oser prétendre à être aimée. Enfin, Voïniski Ivan Petrovitch est le frère de la première femme de Sérébriakov, donc l’oncle de Sonia, son Oncle Vania. Anti-héros un peu pitoyable, homme honnête et droit ayant sacrifié sa vie à son travail dans la propriété de Sérébriakov, il est dévoré par le regret de n’avoir pas été celui qu’il aurait pu, croit-il. Et lui aussi est amoureux de la belle Elèna. Aussi, quand Sérébriakov annonce son intention de vendre la propriété…

La deuxième couche, c’est le drame social, quand différentes classes, ou castes, entrent en conflit. Les propriétaires terriens et les officiers en retraites. Les artistes  de Moscou et les bourgeois de province. Les intellectuels et les marchands. Les fonctionnaires et les paysans… Le riche propriétaire, le maître d’école, le médecin, l’intendant, l’officier, l’écrivain, ainsi que leurs femmes ou veuves, soeurs ou nièces, et bien entendu leurs domestiques, telle est en effet la galerie des personnages qui peuplent le théâtre de Tchekhov.

Et enfin, et surtout, il y a le drame existentiel, la petite et habituelle tragédie des hommes. Ils vivent, ils renoncent, ils s’ennuient, ils regrettent, et puis ils meurent. Ainsi est le personnage de Tchekhov, qui aspire à quelque chose de plus grand et qui s’avère surtout plus grand que lui. Tant qu’il n’en a pas conscience, il est ridicule. Dès qu’il comprend, tout s’effondre et c’est le fracas des regrets, qui ne saurait pour autant couvrir le long silence où coule le flot terrible de la désespérance.

Si, une espérance pourtant. Que tout cela permette l’avènement, un jour, du bonheur pour les hommes. Que tout ce fumier des hommes d’aujourd’hui, leur labeur interminable et leurs souffrances, soit le terreau duquel naîtra, demain, après-demain peut-être, un homme oisif et heureux. Thème récurrent chez Tchekhov et qui est particulièrement présent dans l’Oncle Vania :

SONIA. – Que faire ? il faut vivre ! (Une pause) Nous vivrons, oncle Vania ! Nous vivrons une longue série de jours, de longues soirées. Nous supporterons patiemment les épreuves que nous enverra le destin. Nous travaillerons pour les autres, maintenant et dans notre vieillesse, sans connaître le repos. Et quand notre heure viendra, nous mourrons soumis. Et là-bas, au-delà du tombeau, nous dirons combien nous avons souffert, pleuré, combien nous étions tristes. Et Dieu aura pitié de nous. Et tous deux, nous verrons, cher oncle, une vie lumineuse, belle, splendide. Nous nous en réjouirons, et nous rappellerons avec une humilité souriante nos malheurs d’à présent. Et nous nous reposerons. Je crois à cela, mon oncle ; je le crois, ardemment, passionnément… (Elle se met à genoux devant lui, pose la tête sur ses mains, et d’une voix lasse.) Nous nous reposerons !

Et je n’ai pas encore parlé ni de la mise en scène de Lev Dodine ni des comédiens. Une mise en scène très classique, ou du moins très fidèle au texte de Tchekhov, qui prend simplement le temps de donner à entendre chaque mot, chaque situation, chaque sentiment de chaque personnage. Et des comédiens sobres (pour des Russes) et puissants à la fois, habitant à chaque instant leur personnage, donnant finalement le sentiment d’être habité par eux, au point d’avoir, la représentation finie, le plus grand mal à sortir du rôle – à en être expulsé.

Du travail d’orfèvrerie, précis et minutieux. Toute la pièce en devient limpide, comme s’il ne pouvait en réalité y avoir d’autre façon de la représenter, ou du moins de meilleure.

On en ressort bouleversé et admiratif. Reconnaissant.

 

[*] Note à l’adresse de mes collègues spectateurs de théâtre : il n’y a pas de course aux applaudissements et le premier qui tape dans ses mains ne gagne strictement rien. Alors si vous pouviez juste vous retenir un peu, laisser sa place au silence, à ce temps nécessaire pour que finisse le théâtre et revienne la vie, si vous pouviez par exemple compter lentement jusqu’à dix avant de manifester votre existence, ça me ferait bien plaisir. Merci !


Source : Oncle Vania