Le Petit Père des People s’est approprié Blum et Jaurès, et maintenant Guy Môquet, entre autres figures historiques « socialo-communistes », ainsi qu’il aime le dire en d’autres circonstances…
Leon Blum. Jean Jaurès. Guy Môquet… Ces hommes, grands devant l’Histoire, et qui n’appartiennent à personne sinon à eux-même et à notre Histoire. Ces hommes qui sont nos références communes et que la France aura toujours raison d’honorer, pourvu qu’il ne s’agisse pas de les récupérer, d’instrumentaliser la mémoire collective à des fins partisanes, ce qui serait les salir et donc nous salir tous, nous tous qui nous souvenons avec une émotion sincère.
Ça fait longtemps, pour ma part, que les figures de Blum et de Jaurès, de Guy Môquet et de Missak Manouchian font partie de mes références personnelles, longtemps que j’ai lu et que je me rappelle la lettre de Guy Môquet, et l’émotion qu’elle procure de par sa candeur héroïque – comme je sais également, et m’en souviens (oui, par devoir de mémoire), qu’il a été fusillé, assassiné par d’autres français et qui ne l’étaient ni plus ni moins que lui, qui l’étaient autrement et qui le choisirent lui et ses camarades parce que communistes et donc moins « bons français » à leurs yeux. Comme je sais également que dans la ville de Neuilly dont Nicolas Sarkozy a été maire pendant plus de vingt ans, il n’existe ni rue Leon Blum ni rue Jean Jaurès, pas plus qu’il n’existe une place Guy Môquet.
Alors, avant qu’il ne s’empare de cela aussi, lui qui ose tout – mais peut-être ceux-là sont-ils moins honorables parce qu’à prononcer [leurs] noms sont difficiles… – j’ai envie aujourd’hui d’évoquer Missak Manouchian et ses vingt-deux compagnons du groupe Manouchian, vingt et trois étrangers et nos frères pourtant, vingt et trois qui [crièrent] la France en s’abattant. L’envie de donner à lire ici la dernière lettre de Missak Manouchian, écrite à sa femme quelques heures avant de mourir, fusillé au Mont-Valérien, le 19 février 1944 :
Ma Chère Mélinée, ma petite orpheline bien-aimée,
Dans quelques heures, je ne serai plus de ce monde. Nous allons être fusillés cet après-midi à 15 heures. Cela m’arrive comme un accident dans ma vie, je n’y crois pas mais pourtant je sais que je ne te verrai plus jamais.
Que puis-je t’écrire ? Tout est confus en moi et bien clair en même temps.
Je m’étais engagé dans l’Armée de Libération en soldat volontaire et je meurs à deux doigts de la Victoire et du but. Bonheur à ceux qui vont nous survivre et goûter la douceur de la Liberté et de la Paix de demain. Je suis sûr que le peuple français et tous les combattants de la Liberté sauront honorer notre mémoire dignement. Au moment de mourir, je proclame que je n’ai aucune haine contre le peuple allemand et contre qui que ce soit, chacun aura ce qu’il méritera comme châtiment et comme récompense. Le peuple allemand et tous les autres peuples vivront en paix et en fraternité après la guerre qui ne durera plus longtemps. Bonheur à tous… J’ai un regret profond de ne t’avoir pas rendue heureuse, j’aurais bien voulu avoir un enfant de toi, comme tu le voulais toujours. Je te prie donc de te marier après la guerre, sans faute, et d’avoir un enfant pour mon bonheur, et pour accomplir ma dernière volonté, marie-toi avec quelqu’un qui puisse te rendre heureuse. Tous mes biens et toutes mes affaires je les lègue à toi à ta sœur et à mes neveux. Après la guerre tu pourras faire valoir ton droit de pension de guerre en tant que ma femme, car je meurs en soldat régulier de l’armée française de la libération.
Avec l’aide des amis qui voudront bien m’honorer, tu feras éditer mes poèmes et mes écrits qui valent d’être lus. Tu apporteras mes souvenirs si possible à mes parents en Arménie. Je mourrai avec mes 23 camarades tout à l’heure avec le courage et la sérénité d’un homme qui a la conscience bien tranquille, car personnellement, je n’ai fait de mal à personne et si je l’ai fait, je l’ai fait sans haine. Aujourd’hui, il y a du soleil. C’est en regardant le soleil et la belle nature que j’ai tant aimée que je dirai adieu à la vie et à vous tous, ma bien chère femme et mes bien chers amis. Je pardonne à tous ceux qui m’ont fait du mal ou qui ont voulu me faire du mal sauf à celui qui nous a trahis pour racheter sa peau et ceux qui nous ont vendus. Je t’embrasse bien fort ainsi que ta sœur et tous les amis qui me connaissent de loin ou de près, je vous serre tous sur mon cœur. Adieu. Ton ami, ton camarade, ton mari.
Manouchian Michel.
P.S. J’ai quinze mille francs dans la valise de la rue de Plaisance. Si tu peux les prendre, rends mes dettes et donne le reste à Armène. M. M.
Et comment alors ne pas relire le poème magnifique qu’écrira quelques années plus tard Louis Aragon, hommage rendu aux 23 résistants du groupe Manouchian en 1955, Strophes pour se souvenir et mises en musique par Lèo Ferré en 1959, sous le titre L’Affiche rouge :
Strophes pour se souvenir / L’Affiche Rouge
Vous n’avez réclamé ni gloire ni les larmes
Ni l’orgue ni la prière aux agonisants
Onze ans déjà que cela passe vite onze ans
Vous vous étiez servis simplement de vos armes
La mort n’éblouit pas les yeux des Partisans
Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L’affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu’à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants
Nul ne semblait vous voir Français de préférence
Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
Mais à l’heure du couvre-feu des doigts errants
Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE
Et les mornes matins en étaient différents
Tout avait la couleur uniforme du givre
A la fin février pour vos derniers moments
Et c’est alors que l’un de vous dit calmement
Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre
Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand
Adieu la peine et le plaisir Adieu les roses
Adieu la vie adieu la lumière et le vent
Marie-toi sois heureuse et pense à moi souvent
Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses
Quand tout sera fini plus tard en Erivan
Un grand soleil d’hiver éclaire la colline
Que la nature est belle et que le coeur me fend
La justice viendra sur nos pas triomphants
Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline
Et je te dis de vivre et d’avoir un enfant
Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient le coeur avant le temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient la France en s’abattant
Louis Aragon.
Chanson interprétée par Léo Ferré.