Non, Die Bitteren Tränen der Petra von Kant n’est pas l’adaptation au théâtre du film de Rainer Wermer Fassbinder. C’est l’inverse. Fassbinder en avait d’abord écrit la version théâtrale, avant de tourner un an plus tard et en onze jours la version cinématographique de ces larmes amères de Petra von Kant.
Petra, créatrice de mode, au sommet de sa carrière professionnelle a traversé un bel et grand amour avec un homme qu’elle a épousé, un homme qui n’a pas supporté la réussite de sa femme. Au terme d’un divorce durement acquis, après les violences et les humiliations d’usage – « Il me prenait comme un taureau prend sa vache. Plus trace d’estime et aucune pensée pour le plaisir de la femme » -, forte d’une expérience qui lui a beaucoup appris de l’amour et des pièges qu’il vous tend, Petra est désormais apaisée, maîtresse d’elle-même et de son destin.
Elle ignore qu’en matière de passion amoureuse, on ne devient jamais adulte, on n’a jamais rien appris. En cinq actes tranchants, la jeune, belle et irrésistible Karin va se charger de lui révéler, une fois encore, la mécanique dévastatrice de l’amour.
La rencontre. Le premier baiser. L’amour. La joie. La passion. La dévotion. La soumission. La jalousie. La colère. La rage. L’hystérie. Les larmes. La haine. La violence. Les larmes. Le désespoir. La résignation. La solitude. Les larmes. L’amertume. L’apaisement encore ?
Cinq actes tranchants, impitoyables. Des scènes courtes comme on découperait l’amour au scalpel. Mettre à nue les passions comme on ferait l’autopsie d’un cœur et d’une âme. Ce spectacle est une entreprise de dissection. Une entreprise brutale et cruelle.
Il ne s’agissait pas de verser dans le drame bourgeois, fût-il même un peu bohème. Du tragique et rien d’autre. La vérité crue des sentiments. On pouvait faire confiance au théâtre allemand pour éviter la demi-mesure et le compromis. Et en effet, point d’esquive dans la mise en scène de Martin Kusej. Point d’artifice. Les personnages sont enfermés entre quatre murs, tels des rats de laboratoire que nous observerions évoluer et se déchirer. Nous, les spectateurs, disposés tout autour, sur deux rangs, observant la tragédie se dérouler au travers de fenêtres donnant sur l’intérieur du drame, la scène. Fenêtres sans teint. Nous les voyons, eux ne nous voient pas. Les personnages sont seuls, enfermés, cloitrés. Petra prisonnière de la passion qui la dévore de l’intérieur. Fenêtres sans teint, et quand les lumières s’éteignent entre deux scènes, nous ne distinguons plus que nos propres reflets.
Au début, tout semble aseptisé, les murs sont blancs, le sol est blanc, jonché de bouteilles vides, parfaitement alignées, disposées à trente centimètres les unes des autres, comme autant de fioles sur une paillasse avant que ne débute l’expérience. Et puis l’amour est inoculée dans le cœur de Petra. Les bouteilles sont renversées à mesure que le venin se propage, brisées au sol, explosées contre les murs, à mesure que la passion se déchaîne, l’état de la pièce figurant très précisément l’état émotionnel de Petra, comme si nous l’observions à travers les petites fenêtres de son âme, plongeant nos regards chirurgicaux dans les profondeurs de son être tragique.
Une mise en scène splendide par son intelligence, sa vérité symbolique. Et les comédiennes, splendides aussi – car c’est une pièce d’où les hommes sont absents. Il ne s’agit que de Petra et des femmes de sa vie : sa mère, sa fille, son amie, sa secrétaire particulière – Marlène qui l’adore en silence -, et puis Karin, son amour et son bourreau. Six personnages de femmes servies par six comédiennes criantes de vérité. Et parmi elles, Bibliana Beglau – comment ne pas la citer – ne joue pas Petra von Kant, elle l’incarne avec une animalité saisissante. Elle est sa douleur, ce cœur qu’on écorche vif. Une immense tragédienne.
Seul ombre au tableau de ce très grand spectacle, du moins pour moi qui ne parle pas l’allemand, il apparaît que la scénographie très particulière n’a pas permis de mettre en place un système de sur-titrage satisfaisant pour ce spectacle en allemand. Aussi la traduction est-elle assurée en audio et en simultané – des casques sont distribués aux spectateurs à l’entrée de la salle. Un choix technique catastrophique. La sur-impression des voix françaises s’avère être une pollution sonore qui s’en vient gravement défigurer le spectacle. Comment a-t-on pu imaginer qu’un spectacle d’une telle énergie, d’une telle intensité physique, où les passions se déchaînent sans retenues, de manières quasi animales, pouvait accepter la greffe de ces petites voix françaises atones, aussi froides que désincarnées ? Leur simple présence est une négation totale, absolue du choix d’une mise en scène aussi charnelle que cruelle. Un désastre !
Ma recommandation est donc double. Courez voir – vite, c’est jusqu’au 13 octobre à l’Odéon, ateliers Berthier – ces Larmes amères de Petra Von Kant qui restera sans aucun doute un des spectacles de l’année. Ne vous laissez pas tenter par la traduction simultanée, au besoin lisez le texte avant de vous rendre au théâtre. Tenez, je fais le boulot pour vous et vous fournis, ci-dessous, un résumé de la pièce. N’ayez crainte, le spectacle est de toutes les façons bien au-delà du sens des mots. Il s’agit davantage de ressentir les émotions que de comprendre les mots par lesquels elles ne parviennent jamais tout à fait à s’exprimer. Là est toute la beauté de ce spectacle, les passions y sont comme chorégraphiées, c’est-à-dire dessinées sur le corps des comédiennes, écrites dans leurs chairs hystérisées, sublimées par la mise en scène.
Les Larmes amères de Petra von Kant
Résumé
Personnages : Petra von Kant, créatrice de mode. Valérie von Kant, sa mère. Gabrielle von Kant, sa fille. La baronne Sidonie von Grasenabb, son amie. Karine Thimm, son amour. Marlène, son factotum.
Lieu : l’appartement-studio de Petra von Kant à Cologne.
Temps : l’action est implicitement donnée comme contemporaine de l’écriture de la pièce (1972). Elle se déroule sur quelques mois et est répartie en cinq actes de longueur décroissante. Une jour- née sépare les actes I et II (première rencontre et premier rendez-vous entre Petra et Karine). L’acte III (la rupture) se situe à peu près six mois plus tard. Les actes IV et V (la crise et le retour au calme) ont lieu peu de temps après, le jour de l’anniversaire de Petra.
Acte I
Un peu avant 11 h 30, réveil de Petra. Elle téléphone aussitôt à sa mère tout en donnant des instructions personnelles ou professionnelles à Marlène, à son service depuis trois ans. La mère de Petra lui annonce qu’elle va séjourner six mois à Miami et demande un prêt important, qu’elle obtient en partie. Petra raccroche et dicte à Marlène un message à un créancier pour lui annoncer qu’elle ne pourra payer tout de suite. Une lettre lui apprend qu’elle pourrait créer une collection pour une marque prestigieuse.
On sonne. Entre Sidonie. Les deux amies ne se sont pas vues depuis trois ans (Sidonie est constamment en voyage avec son époux, Lester). Marlène sert le café. Petra parle à son amie de son tout récent divorce d’avec Frank. Sidonie se dit inquiète pour Petra, qui la rassure : l’expérience l’a endurcie. C’est elle qui a demandé le divorce, au nom de la liberté et de l’exigence de bonheur dans le couple, plutôt que de jouer comme Sidonie des armes « féminines » et de s’humilier en apparence pour mieux imposer sa volonté. C’est le succès même de Petra qui a ruiné son mariage : Frank ne l’a pas supporté. Les derniers temps, il était allé jusqu’à la violence sexuelle par besoin de domination virile, achevant ainsi d’écoeurer Petra.
On sonne. Entre Karine, que Sidonie a rencontrée en voyage et qu’elle présente à Petra. Karine, de retour d’Australie, « veut se faire une situation en Allemagne ». Petra lui fait servir un cognac. Très bref échange. Alors que Karine repart avec Sidonie, Petra lui fixe rendez-vous pour le lendemain.
Acte II
Le lendemain soir. On sonne. Marlène fait entrer Karine. Petra demande à la jeune femme de parler d’elle. Karine n’est pas revenue en Allemagne depuis cinq ans. Elle veut sa « place sur cette terre », mais sans lutter : « trop paresseuse ». Elle est mariée, mais son époux est resté en Australie.
Marlène sert un lunch. Petra propose à Karine de la former pour devenir mannequin. Karine aime-t-elle les voyages, les arts ? Réponses évasives ou décevantes. Les parents de Karine (son père était outilleur) ont laissé leurs trois filles livrées à elles-mêmes ; Petra, au contraire, a placé la sienne dans une excellente pension privée. Petra aimait les mathématiques ; Karine, la gymnastique. Petra aime la contrainte créative ; Karine n’aime pas la discipline… Elle est orpheline : il y a cinq ans, après son licenciement, son père s’est enivré, a égorgé sa mère puis s’est pendu. Petra assure Karine de son soutien, fait servir le champagne, met un disque. Elle lui confie que son premier mari, Pierre, est mort dans un accident quatre mois avant la naissance de leur fille – mais qu’en fin de compte, les êtres « sont terribles. Ils supportent tout. » Petra propose à Karine de la loger (ce qu’elle accepte) puis lui déclare son amour. Karine lui demande un peu de temps. Petra le lui promet et fait servir une autre bouteille de champagne.
Acte III
Le matin, quelques mois plus tard. Karine, toujours au lit, n’a pas annulé les réservations d’un vol pour Madrid. Petra s’en occupe elle-même. Karine ne veut pas retourner à l’école, la « sagesse » de Petra l’agace… Petra lui sert un gin-tonic, veut la prendre dans ses bras, lui dit son amour. Karine la repousse. Petra voudrait savoir où Karine a passé la nuit : elle est rentrée à six heures du matin, après avoir dansé avec « un grand homme noir, avec une grande queue noire. » Sa sincérité tourmente Petra. Karine lui affirme qu’elle ne fait que se « servir » des hommes pour son plaisir. Douleur de Petra, qui se verse verre sur verre. Elle voudrait être sûre que Karine est avec elle par amour et non pour l’argent…
Marlène apporte le journal. Dedans, la première photo de la jeune mannequin, dans une tenue signée Petra. Ravie, Karine l’enlace.
Le téléphone sonne. C’est Freddi, le mari de Karine, qui annonce son arrivée à Francfort. Karine veut le rejoindre. Petra commande elle-même le billet d’avion. Ainsi donc, la jeune fille lui avait caché qu’elle était restée en contact avec son mari… Petra la traite de putain. Karine répète qu’elle l’aime, mais « à sa manière ». Petra supplie Karine, se jette à ses genoux, lui crache au visage, lui donne de l’argent, la fait conduire par Marlène à l’aéroport. Karine lui dit qu’elle part pour de bon, mais reviendra… Restée seule, Petra se met un disque et sanglote.
Acte IV
Anniversaire de Petra. Seule, ivre, elle titube, chante, danse. Sonnerie de téléphone. Petra raccroche, puisque ce n’est pas Karine… Monologue de haine et d’amour désespéré.
On sonne. Marlène fait entrer Gabrielle, qui n’a pas vu sa mère depuis quatre mois. Elle lui confie qu’elle est tombée amoureuse – Petra éclate de rire, puis décrit à sa fille, sans l’avoir jamais vu, le garçon qu’aime celle-ci : blond et ressemblant vaguement à Mick Jagger…
Sonnerie de téléphone. Ce n’est toujours pas Karine. Petra fond en larmes devant sa fille consternée et se ressert un verre, puis maltraite Marlène, ce que Gabrielle réprouve.
On sonne. Entre Sidonie. Petra tente de se dominer. Son amie la félicite pour son succès à Milan, mais Petra se montre désabusée et agressive. Marlène sert le gâteau. « Silence plutôt pénible. » Sidonie donne des nouvelles de Karine : elle a trouvé un job chez Pucci, elle est en ce moment à Cologne et sait que c’est l’anniversaire de Petra ; elle va peut-être essayer de faire un saut…
On sonne. Entre Valérie, la mère de Petra, qui échange deux mots avec Sidonie, avec Gabrielle. Soudain Petra lance son verre contre le mur. Marlène nettoie sans mot dire… Petra pro- clame sa haine des trois femmes : menteuses, parasites, sales. Sa mère n’est qu’« une putain » entretenue ; sa fille, un « monstre ». Sidonie explique à Valérie que « Petra est folle de Karine ». Petra crie son amour, réclame « dix gin-tonic ». Le téléphone sonne – toujours rien… Petra veut « tout casser », veut chasser tout le monde – aimerait mourir.
Acte V
Un peu plus tard. Valérie et Petra sont restées seules en présence de Marlène. Gabrielle dort à côté. Petra parle à sa mère de sa peur de la solitude, de sa douleur, de la leçon qu’elle a apprise : « il faut apprendre à aimer sans rien exiger ». Mais pourquoi cela devrait-il faire souffrir ?
Le téléphone sonne. C’est Karine. Rendez-vous est pris pour le lendemain. Petra se dit calmée. Sa mère se retire.
Petra demande pardon à Marlène, lui propose de collaborer vraiment, d’être heureuse. Marlène, sans un mot, s’agenouille devant elle. Petra la fait relever, l’assied auprès d’elle. Et lui demande de lui parler de sa vie.
résumé par Daniel Loayza