Stanislas Nordey ou l’art de désincarner une pièce profondément humaine.
Les Justes est un texte puissant sur l’inexpugnable humanité de l’Homme. L’on fouille là au plus profond des cœurs et des âmes. Jusqu’où peut-on renoncer à soi-même pour une idée, aussi grande et généreuse soit-elle ? Est-il juste de tuer et de mourir, ou de renoncer à aimer, au nom du combat pour la Justice ? Peut-il y avoir une limite au combat contre l’oppression ? La vie d’un seul saurait-elle être versée en salaire de la libération de tous ?
Un groupe de révolutionnaires, ou de terroristes, c’est selon, prépare un attentat. Quatre hommes et une femme qui se retrouvent confrontés à leur conscience de « Justes ». Chacun est prêt à mourir pour prix du meurtre qu’ils ont résolu de perpétrer contre l’oppresseur – nous sommes en 1905 et la figure de l’oppresseur est celle du grand-duc Serge. Mais cela ne suffit pas et ce prix, leur propre vie, pourrait ne pas couvrir la totalité de ce qu’ils s’apprêtent à commettre.
Car le grand-duc, qui incarne l’oppression, est aussi un homme. La grande-duchesse est sa femme et ses larmes seront celle d’une veuve. Pis, dans la calèche du grand-duc, contre laquelle sera lancée la bombe, ont pris place ces deux neveux c’est-à-dire les figures de l’innocence. Quel prix fixer pour l’homme, la femme et les enfants – on parlerait aujourd’hui de victimes collatérales ?
Il faudrait pouvoir s’oublier soi-même pour oublier toutes les victimes, que l’individu s’efface devant l’immensité de l’idée de Justice pour les hommes. Ils se disent prêt à mourir, à renoncer à la vie aussi bien qu’à l’amour, au profit d’un combat qui est profondément humain, qui est le seul combat qui vaille. Mais le dire et le proclamer ne suffit pas et derrière chaque juste il y a un homme ou une femme, son cœur, son âme, cet individu qui aspire à vivre et à aimer, qui ne saurait se l’interdire. Parce que telle est sa condition, son essence.
Et pourtant, Stanislas Nordey a fait le choix on ne peut plus étrange de dépouiller la pièce de ses personnages. Ne demeure que les mots de Camus que chacun des comédiens à la charge de propulser en direction du public avec une éprouvante lenteur. Les comédiens prennent la pose qui leur a été assignée et puis, immobiles, ils disent sans jouer d’autre chose que de leur voix – et encore, dans un contretemps systématisé autant qu’intellectualisé. Parfois, soudain et de manière inintelligible, ils intervertissent leurs places et prennent une autre pose et qu’on ne comprend pas davantage.
Les mots de Camus sont là et tout le texte nous parvient ainsi, mot à mot et sans âme. Tout le texte est là mais le théâtre n’y est pas. L’humanité n’y est pas, en a été expurgé. Ce qui non seulement provoque l’ennui, mais apparaît en totale contradiction avec le sens même du texte, ce déchirement du masque du soldat sous lequel l’Homme ne parvient pas à être contenu. En bref, avec un tel parti pris de mise en scène, il n’y avait plus de tragédie possible.
Quel gâchis !
« La terreur ne convient pas aux délicats » assène un des protagonistes de Les Justes. Je ne résiste pas à l’envie de citer Camus plus longuement, avec cet extrait de Les meurtriers délicats :
Un si grand oubli de soi-même, allié à un si profond souci de la vie des autres, permet de supposer que ces meurtriers délicats ont vécu le destin révolté dans sa contradiction la plus extrême. On peut croire qu’eux aussi, tout en reconnaissant le caractère inévitable de la violence, avouaient cependant qu’elle est injustifiée. Nécessaire et inexcusable, c’est ainsi que le meurtre leur apparaissait. Des cœurs médiocres, confrontés avec ce terrible problème, peuvent se reposer dans l’oubli d’un des termes. Ils se contenteront, au nom des principes formels, de trouver inexcusable toute violence immédiate et permettront alors cette violence diffuse qui est à l’échelle du monde et de l’histoire. Ou ils se consoleront, au nom de l’histoire, de ce que la violence soit nécessaire et ajouteront alors le meurtre au meurtre, jusqu’à ne faire de l’histoire qu’une seule et longue violation de tout ce qui, dans l’homme, proteste contre l’injustice. Ceci définit les deux visages du nihilisme contemporain, bourgeois et révolutionnaire. Mais les cœurs extrêmes n’oubliaient rien. […] Pour eux, comme pour tous les révoltés jusqu’à eux, le meurtre s’est identifié avec le suicide. Une vie est alors payée par une autre vie et, de ces deux holocaustes, surgit la promesse d’une valeur. Kaliayev, Voinarovski et les autres croient à l’équivalence des vies. Ils ne mettent donc aucune idée au-dessus de la vie humaine, bien qu’ils tuent pour l’idée. Exactement, ils vivent à la hauteur de l’idée. Ils la justifient, pour finir, en l’incarnant jusqu’à la mort. Nous sommes en face d’une conception, sinon religieuse, du moins métaphysique de la révolte.
Source : Les Justes, de Albert Camus