Jan 252006
 

Un Roi Lear mou du genou

Heureusement, il y a Shakespeare !… Et les ateliers Berthier, qui offre une toile de fond de rêve à tout décor. Il y a aussi Michel Piccoli, un peu cabot parfois, mais on peut beaucoup pardonner à un comédien d’une telle envergure. Pour le reste, on parvient à s’ennuyer – ce qui pour le coup est une prouesse lorsqu’il s’agit de dire un texte de Shakespeare.

Le Roi Lear est vieux. Il décide de partager son royaume et son pouvoir entre ses trois filles, ne leur demandant pour prix de leur dot que de les entendre lui déclarer la ferveur de leur amour filial. Prenant le contre-pied de ses deux ainées qui quant à elles s’empressent de flatter la vanité du vieux roi, Cordelia, la cadette et la préférée, se contente cependant de lui déclarer très honnêtement et très respectueusement ses devoirs de fille, dont celui d’aimer son père ne serait pas le moindre. Lear, outragé, s’emporte, déshérite, renie et chasse l’impudente, ainsi que tous ceux qui prétendent prendre son parti. Mais il ne lui faudra pas long avant qu’il ne réalise son erreur. Apparaît bientôt la duplicité avide des deux aînées, qui n’ont de cesse que de réduire à la portion congrue l’influence et les prérogatives d’un père vieillissant, qu’elles jugent gâteux, irresponsable et surtout encombrant. Lear est peu à peu repoussé hors de chez lui, d’abord, puis hors du coeur de ses filles, puis hors de son propre esprit (il sombre dans la folie), puis hors de son royaume, avant d’être enfin expulsé de la vie elle-même par l’accumulation des drames qui se nouent au cours de cette lente agonie d’un roi, d’un père et finalement d’un homme.

Mais voilà, André Engel, le metteur en scène, a fait le choix de sortir la pièce de son contexte. Pourquoi pas d’ailleurs, c’est le propre du théâtre que de pouvoir tout s’autoriser. Mais s’il s’agissait de mettre en exergue la contemporanéité d’un texte, on se demande alors pourquoi ne lui avoir fait remonter le temps que jusqu’aux années 30 et ainsi, de fait, libérer la pièce d’un passé pour mieux l’enfermer dans un autre ? Au final on se retrouve écartelé entre le temps de l’auteur et du texte original, le temps du metteur en scène et d’un texte adapté et redécoupé pour servir son propos, et notre propre temps présent de spectateurs. Et c’est l’effet inverse de ce qui a été voulu qui se produit, on se retrouve à distance, en train de regarder une pièce par-dessus ce temps-écran créé par la mise en scène. Et peu à peu, dans cette distance, tenu à l’écart de ce qui se joue, l’on finit par gentiment s’ennuyer.

Pas tout à fait cependant. D’abord, et heureusement, il y a Shakespeare, dont tout le génie réside bien en ceci qu’il parvient malgré tout à se faire entendre, même à cette distance et même en dépit d’une sonorisation qui parfois (en tout cas passés les premiers rangs) rend difficilement audibles les comédiens. Et puis demeure un décor particulièrement réussi, qui tire profit à plein de la magie d’un lieu, ces ateliers Berthier où l’Odéon a pris des quartiers qui ne seront finalement pas provisoires – et c’est tant mieux. Demeure également une mise en espace qui, jouant intelligemment de ce décor, parvient à accompagner plutôt très harmonieusement Lear dans sa longue déchéance. On regrettera cependant quelques artifices auxquels le metteur en scène, comme tant d’autres, n’a pas su résister : explosions brutales et fusillades nourries, très réalistes mais dont la soudaineté et le niveau sonore ne parviennent à tirer le spectateur de son éventuelle torpeur que pour mieux l’y replonger. Ce n’était pas vraiment nécessaire.

 

« Le Roi Lear »