Deux jours plus tard, je ne sais toujours pas exactement quoi en penser. J’ai aimé, je crois. Je n’ai pas adoré. Mais j’ai aimé.
La pièce, on la connait par cœur. L’intrigue en est très simple, tout l’art de Marivaux tenant à la subtilité avec laquelle tous les fils en sont tirés. Selon l’arrangement pris par leurs pères, Silvia et Dorante, qui ne se connaissent pas, sont destinés l’un à l’autre. Dorante vient, accompagné de son Arlequin de valet, pour rencontrer sa promise. Silvia obtient alors de son père l’autorisation d’échanger de rôle avec Lisette, sa servante, afin d’être tout à fait libre de juger des qualités de cet hypothétique mari. Dorante ayant eu de son côté la même idée, l’un et l’autre vont se rencontrer – et se plaire – revêtus des habits de leurs serviteurs. Bien entendu, il en sera de même pour Lisette et Arlequin qui, singeant qui son maître qui sa maitresse, tomberont amoureux l’un de l’autre.
Le théâtre est ici dans le théâtre de manière évidente. Quatre comédiens jouent les rôles de quatre personnages qui jouent chacun un rôle. Sans compter l’amour qui à lui seul est une comédie qu’il s’agit de jouer dans les règles. Et pourtant, Michel Raskine choisit d’en rajouter dans la théâtralité, et la mise en scène semble toute entière dirigée vers ce but : que jamais le spectateur ne puisse oublier qu’il est au théâtre – et ce que cela signifie, d’être au théâtre.
Au milieu de la scène, il y a une scène. Derrière le rideau, il y a un autre rideau. La console lumières et sons est sur la scène, avec son régisseur général. Les cintres sont apparents et il n’y a pas un ou deux canapés, mais une douzaine, alignés côté jardin, comme si de vieux comédiens jouaient et rejouaient la même pièce dans le grenier poussiéreux où sont entreposés les décors.
D’ailleurs ce sont bien de vieux comédiens, pas ces jeunes premiers dont on a l’habitude chez Marivaux, auxquels en tout cas on s’attendrait pour jouer ce jeu de l’amour et du hasard. Si bien que tout au long de la pièce, on a du mal à se défaire tout à fait de cette surprise…
Alors qu’elle vient d’apprendre que cet Arlequin vers qui l’entrainait son cœur n’est en réalité autre que ce Dorante qu’on lui promettait en mariage, éperdue de joie, Silvia confie à son père :
« Dorante et moi, nous sommes destinés l’un à l’autre, il doit m’épouser ; si vous saviez combien je lui tiendrai compte de ce qu’il fait aujourd’hui pour moi, combien mon coeur gardera le souvenir de l’excès de tendresse qu’il me montre, si vous saviez combien tout ceci va rendre notre union aimable, il ne pourra jamais se rappeler notre histoire sans m’aimer, je n’y songerai jamais que je ne l’aime ; vous avez fondé notre bonheur pour la vie en me laissant faire, c’est un mariage unique, c’est une aventure dont le seul récit est attendrissant, c’est le coup de hasard le plus singulier, le plus heureux, le plus… »
Et c’est bien ici que pour ma part je me suis raccroché pour comprendre une mise en scène si insistante. Il ne s’agirait finalement pas d’assister au merveilleux hasard de la rencontre amoureuse entre Silvia et Dorante (ainsi que, par la même occasion, de celle de Lisette et Arlequin), mais d’assister à la vaine nostalgie d’un vieux couple (ou de deux vieux couples) que l’amour a fui et qui tente pitoyablement de le ressusciter en se racontant encore et encore cette rencontre supposée merveilleuse et qui devait assurer la réussite et le bonheur de leur mariage.
C’est indubitablement une relecture très intéressante de la pièce de Marivaux, et qui se justifie sans mal par le texte lui-même. Un propos désabusé que soutient solidement une mise en scène intelligente et habile. Et les comédiens sont tous très bons dans ce contre-emploi qu’exigeait donc une lecture à contre-pied.
Alors peut-être que tout cela est trop appuyé. Pas assez subtil. Peut-être n’était-il pas nécessaire, en particulier, de rajouter ce quatrième acte muet, où les valets sont redevenus des valets, qui travaillent dur à remettre la scène en état, tandis que leurs maîtres traînent ostensiblement leur ennui en songeant à un amour disparu et qu’à rejouer ils ne feront pas renaître. Oui, peut-être fallait-il seulement accorder un peu plus de crédit au texte de Marivaux – et à l’intelligence des spectateurs – pour que cette lecture originale nous parvienne comme d’elle-même, plutôt que l’imposer ainsi, un peu lourdement, sans qu’on puisse avoir le choix.
Oui, peut-être… Il reste que l’on passe un bon moment. Il reste, surtout, que voilà une mise en scène qui provoque un inconfort intelligent et mesuré, dans le respect dû aux mots qui ont été écrits. Pas un Marivaux de plus, aussi classique que divertissant, mais qui n’apporterait rien de plus au théâtre. Non plus que cet inconfort gratuit auquel se plaise tant de metteurs en scène, qui font du théâtre une pratique masturbatoire et qui ne nous concerne pas.