Dans La Mouette, le jeune Treplev, apprenti dramaturge, est en quête de « formes nouvelles ». En introduction à la pièce qu’il donne en représentation devant famille et amis, il déclame : « Oh ! vous, vénérables et anciennes ombres, qui volez de nuit au-dessus de ce lac, endormez-vous et faites que nous voyions ce qui existera dans deux cent mille ans ! »
Le rideau se lève. Nina, la jeune comédienne, entame son monologue. « L’âme commune du monde, c’est moi… », dit-elle.
Et puis : « En moi, la conscience des hommes s’est conjointe aux instincts des animaux, et je me rappelle tout, tout, tout. Et je revis en moi chaque vie. »
Une forme nouvelle, c’est à cela que Marie Payen s’expérimente et nous invite à expérimenter avec elle. Comme on ferait ensemble un voyage qui n’a jamais été fait, un voyage intérieur où le présent accouche la mémoire, et en réalité accouche de lui-même. Et l’on assiste en effet à un spectacle à la forme inconnue, un spectacle qui s’écrit au présent.
jEbRûLE.
« Je Brûle. » Marie Payen brûle. Ses mots brûlent. Le temps présent, l’être, ce présent en lequel nous sommes enfermés et qui ne cesse de brûler et de partir en fumée, un instant après l’autre, et qui n’a d’autre consistance, d’autre épaisseur que celle que tisse la mémoire de tous les instants qui ont été et qui ne sont plus, tous ces instants précieux qui ont été et qui nous ont échappé, mais qui sont ce que nous sommes. Alors on voudrait posséder les mots qui puissent les saisir, leur donner une forme qu’on parviendrait à comprendre. Arrêter le temps, fouiller la mémoire et saisir ce feu insaisissable en lequel on se consume, en lequel on existe.
Marie Payen, à l’image du jeune Treplev, ou d’un chef de gare, annonce le voyage. Il n’y a pas de spectacle, pas encore. Il n’est pas écrit, il va s’écrire. L’on sait seulement qu’il s’agit du père, et puis d’une question. La question du père, de son absence. Il n’y a pas de spectacle et au commencement, donc, il n’y a rien. Puis vient le premier mot. Non, pas un mot, le début d’un mot, une syllabe, ou peut-être seulement un son, le premier son. « Pppp… Ppppa… PaPppp… » Informulée, la question est posée, l’absence est béante.
Un mot, ou un son, qui en appelle un autre. Une suite de mots, pas tout à fait une phrase, ou une phrase pas tout à fait terminée, chaque mot, chaque son étant une invitation pour le suivant, chaque mot accouchant d’un autre, chaque phrase cannibalisant la précédente. Des images se forment, des idées, des morceaux d’histoire, des morceaux de mémoire, qui s’emboîtent ou ne s’emboîtent pas les uns dans les autres, tel un puzzle sans fin.
Parce que bien entendu, il n’y a pas de réponse. Juste un chemin que l’on parcourt, un labyrinthe que l’on arpente, un vide que l’on tente de combler. On s’approche, on s’éloigne, parfois l’on brûle, jamais l’on en a fini. L’on s’arrête seulement quand on est trop épuisé pour poursuivre, ou parce que l’on a atteint un promontoire où l’on se trouve bien et que l’on décide de s’y reposer. Comme un oiseau sur sa branche, entre deux envols.
Il n’y avait pas de texte. Marie Payen écrit le sien, nous l’écoutons et nous écrivons le nôtre. A chacun sa mémoire, à chacun son présent. A chacun sa question. « Voilà… », conclut Marie Payen, comme pour dire que voilà, je vous ai tout donné, faites-en ce que vous voudrez. Et chacun de s’en retourner à l’intérieur de lui-même avec son propre petit texte, largement inachevé, forcément inachevé et se demandant ce qu’il va bien pouvoir faire avec ça. Vas-y mon grand, pose ta question ; allez, va, n’aie pas peur, pose ta question ; et à ton tour va-t’en brûler…
J’ignore si, pour se risquer en une pareille entreprise, il est préférable d’être courageux ou inconscient, voire complètement dingue – être une tête brûlée -, ce qui est certain c’est que pour s’aventurer en une telle traversée, au long de ce fil ténu de la mémoire, un fil qui se recrée à chaque pas, il y faut toute la générosité et toute la finesse d’une grande comédienne.
Elle est seule. Elle n’a que ses mots et son corps, dont émergent – ou débordent – les personnages de sa mémoire familiale. Des ombres qui prennent formes, disent ou refusent de dire, et s’effacent aussitôt, des ombres ou des flammes, qui sortent d’elle et puis y retournent, de son ventre et en son ventre. C’est un accouchement qui ne cesse de se recommencer, chaque mot est accouché, la mère est accouchée, les frères et les soeurs, et puis enfin le père. Travail, accouchement, délivrance, et puis travail encore. Elle est seule, elle est multiple. En elle, la conscience des hommes s’est conjointe aux instincts des animaux, et elle se rappelle tout, tout, tout. Et elle revit en elle chaque vie. Elle brûle, sans se consumer.
Marie Payen nous fait don d’un spectacle indispensable, parce qu’il n’a jamais été fait et parce qu’au moment-même où il se fait, prenant forme sous vos yeux, forme inconnue, jamais vue, il est tout simplement vivant. Intensément vivant. Comme une émotion. Ou un brasier.
Je suis une mouette… Ce n’est pas cela… Je suis une actrice…
Nina, dans La Mouette, Anton Tchekhov – acte IV
jEbRûLE
Texte et mise en scène de Marie Payen, assistée de Leïla Adham
Du 24 au 27 Novembre 2015 et du 1er au 4 Décembre 2015, à La Loge
77 rue de Charonne, Paris 11°
Réservation 01 40 09 70 40
Du 6 au 16 octobre 2015, au Théâtre Studio d’Alfortville
Réservation : 01 43 76 86 56
En tournée à Rouen, les 13, 14 et 15 mars 2014, à la Chapelle Saint-Louis
Du 14 au 17 janvier 2014, au Théâtre de Vanves (Panopée)
11 avenue Jézéquel, 92 Vanves
Réservation : 01 41 33 92 91