La Comédie Française de Muriel Mayette ne fonctionne plus qu’en circuit fermé. On y voit toujours les mêmes et toujours la même chose. De bons comédiens évoluent dans de beaux décors, jouant sans génie des classiques sûrs sur des mises en scène sans inspiration, sans la moindre prise de risque. Un théâtre bourgeois, consensuel, jamais subversif, jamais cruel. Jamais dérangeant. Du bon petit théâtre de père de famille. Un théâtre de l’entre soi. La Comédie Française est devenue cela, le prêt-à-porter du théâtre. On s’y rend comme on va s’habiller chez Zara, certain qu’on n’y trouvera rien d’autre que ce qu’on y était venu chercher et qui fera bien l’affaire.
Lucrèce Borgia, donc. Une pièce de Victor Hugo, lequel fut bien moins immense dramaturge qu’il ne fut un génial écrivain. Il avait l’ambition de se hisser à hauteur de Shakespeare, surclassant Corneille et Racine, mais n’y parvint jamais. Il n’empêche, si même son théâtre me semble toujours un peu épais, le trait toujours un peu trop appuyé, le talent un peu trop démonstratif, les effets un peu trop excessifs et attendus, Victor Hugo demeure Victor Hugo et on ne peut que se réjouir de voir, ces dernières années, ses pièces revenir sur la scène des théâtres.
Lucrèce Borgia était avant tout une belle femme intelligente et de pouvoir dans un siècle où une femme n’était supposé avoir ni l’un ni l’autre, et ce d’autant moins qu’elle était plus belle. On fit d’elle un monstre dont la réputation sulfureuse doit beaucoup à Victor Hugo qui, la sublimant, la rendit légendaire. La Lucrèce Borgia du poète – empoisonneuse, incestueuse et fratricide – est ainsi celle par qui vient le mal, un personnage satanique auquel se révèle un coeur de mère, et par là un conflit intérieur, tragique.
Lorsque Gennaro rencontre Lucrèce Borgia à Venise, il ignore qu’elle est Lucrèce Borgia, comme il ignore de lui-même qu’il est le fils caché de la femme mystérieuse qu’il courtise, qu’il est en réalité l’enfant né de la relation incestueuse entretenue par Lucrèce Borgia avec un frère qu’elle a par la suite fait assassiner. L’innocent et tragique fruit de la perversion de cette femme qui est sa mère.
Un mari jaloux pour Lucrèce, mais aussi son orgueil et sa cruauté, des amis fidèles pour Gennaro, mais aussi sa grandeur d’âme et sa naïveté, vont être les instruments de la mère et du fils, le fils empoisonné par la mère, la mère poignardée par le fils, mourant sous ses coups, lui révélant en mourant le secret de sa naissance – « Ha ! Tu m’as tuée… Gennaro ! Je suis ta mère ! » – juste avant que celui-ci, devenu matricide, n’expire à son tour.
Que dire donc de la mise en scène de Denis Podalydès ? Un magnifique décor et d’excellents comédiens, dans l’ensemble. Mais le tout repose essentiellement sur une idée, que Guillaume Gallienne interprète Lucrèce Borgia. Et les dénégations du metteur en scène n’y changeront rien, tout part évidemment de là – et en tout cas tout y aboutit -, des préciosités d’un homme. Il ne s’agissait pas de donner le rôle de Lucrèce Borgia à un homme, mais de le donner à Guillaume Gallienne.
Dès lors, ça ne pouvait pas fonctionner. Gallienne cherchant à gommer Guillaume, disparaissait Lucrèce.
Et aussi parce que Guillaume Gallienne n’a pas la beauté nécessaire, celle d’une belle femme. Pas plus qu’il ne saurait être crédible en mère. Ne restait plus que la noirceur et l’on perdait l’indispensable et lumineux contraste de la Lucrèce Borgia voulue par Victor Hugo.
De la même manière, le rôle de Gennarro était donné – pour pousser l’effet, sans doute – à une comédienne, Suliane Brahim. Lucrèce Borgia apparaissait alors d’autant plus satanique et massive que Gennarro était cette frêle oie blanche. Tout devenait trop limpide, un banal affrontement entre le bien et le mal, jusqu’à l’anéantissement mutuel de l’un et de l’autre. Perdant toute complexité, toute subtilité, on y perdait la saveur de la tragédie, son génie.
Le spectacle n’est pas mauvais et c’est tout ce qu’on lui reproche. De n’en avoir pas pris le risque. Triste Comédie Française.