Deux usurpateurs s’affrontent. L’un, Boris Godounov, a fait assassiner l’héritier du trône afin de s’y asseoir. L’autre, Grigori Otrépiev, est un jeune moine défroqué et opportuniste qui se fait passer pour l’héritier du trône, qui aurait donc survécu, pour y prendre place. Le premier est hanté par le crime odieux auquel il doit d’être tsar. Le second est éperdument amoureux d’une princesse polonaise qui n’aime en lui rien d’autre que l’identité qu’il usurpe et à laquelle il devra peut-être de devenir tsar, une femme dont il n’est donc pas aimé. L’un et l’autre sont assoiffés de pouvoir et prêts à toutes les ignominies pour l’obtenir ou le conserver.
Dans l’esprit de Pouchkine, plutôt que les intrigues politiques et les victoires militaires, c’est le peuple qui tranchera et finalement se choisira un tyran. Dans celui de Declan Donnellan, le peuple est davantage spectateur du jeu politique. Au mieux, il est l’instrument, le levier dont usent les puissants pour accéder au pouvoir. Toute l’ambiguïté est là, car si un pouvoir peut sans mal s’assouvir et s’affermir aux dépens du peuple et contre lui, on ne peut y accéder sans son consentement initial, ou même le conserver s’il prend au peuple d’en reconnaître un plus légitime. Et la tragédie de Boris Godounov sera donc de voir le peuple lui préférer celui qui usurpe la légitimité de celui qu’il avait fait assassiner afin qu’il ne soit plus un obstacle, et dont le meurtre depuis ne cesse de le hanter, et qui en définitive cause sa perte.
Tout cela est très shakespearien et il n’est pas surprenant que le très anglais Declan Donnellan, grand spécialiste de Shakespeare – La Nuit des Rois, Cymbeline, Troilus et Cressida, Macbeth… – se soit emparer avec tant d’aisance et d’intelligence de ce Pouchkine-là.
Une mise en scène aussi intelligente que limpide, et qui prend sa source dans le choix d’une scène bi frontale. Parce qu’ainsi les spectateurs d’en face forment le décor, sont ce peuple qui assiste à la tragédie du pouvoir, auquel les puissants sont contraints de feindre s’adresser, qu’ils prennent à témoin, dont ils réclament les acclamations, puis le silence.
Un décor réduit à sa plus simple expression. Un espace scénique délimité d’abord par la lumière. Pas d’accessoires, ou peu. Pas d’effets de manche non plus, rien en tout cas qui desserve le propos, tout choix de mise en scène se trouvant justifié par le texte et l’interprétation qu’on veut en donner. Ce sont là autant de traits de mise en scène qu’on retrouve dans chacun des spectacles de Declan Donnellan.
Mais celui qui est sa marque de fabrique, faisant de lui ce metteur en scène lumineux, est en cette capacité à fluidifier le drame au moyen de ce qu’il convient de nommer fondus enchaînés, cette sorte de magie scénographique qui permet à chaque scène de débuter sans heurt à l’intérieur même de la précédente, à chaque scène de finir et donc de résonner encore dans celle qui lui succède. Un procédé à ressorts multiples qui ainsi mis en œuvre avec talent et finesse – car il ne pourrait suffire de s’en servir comme d’un machin qu’on actionne de manière plus ou moins brouillonne – donne un récit théâtral tendu comme un fil sur lequel on glisse et se régale d’un bout à l’autre, sans secousse ni temps mort.
Sans parler des comédiens. Des Russes pour jouer Pouchkine. Des géants !
Comment ne pas céder ici à un bref bilan récapitulatif et noter combien exceptionnel fut cet automne théâtral, du génial I demoni de l’immense Peter Stein à ce merveilleux Boris Godounov et en passant par le phénoménal Hamlet de Kolyada. Sans oublier cette petite perle du nouveau cirque vietnamien, Lang Toï, Mon village.
Alors bien sûr, pour venir à la rescousse d’une scène française bien terne en comparaison, on prit beaucoup de plaisir au dernier spectacle de l’inusable et incomparable Ariane Mnouchkine et ses Naufragés du Fol Espoir. Et puis Michael Thalheimer fit un bel effort, en vain pourtant, convoquant Bernard-Marie Koltès pour un Combat de nègre et de chiens émoussé. Cela ne pouvait faire oublier à quel point Julie Brochen parvient à être emblématique du manque criant de coffre de cette tant présomptueuse scène française, en proposant une très détestable Cerisaie.
Mais il en est de même sur la scène cinématographique. Comme – et peut-être plus encore – sur la scène littéraire. Avec probablement le même défaut congénital : Trop de cervelle, pas assez de tripes.
(Je sais, ce sont là des généralités. Il y a quelques exceptions. Mais tout de même !)
Qu’importe après tout, le monde est devenu bien petit où le théâtre voyage sans trop de peine. D’ailleurs, dans quelques petits mois, Declan Donnellan nous revient avec Shakespeare et La Tempête. Ne le manquez pas, c’est au théâtre des Gémeaux, à Sceaux, du 26 janvier au 13 février 2011.
Et puisque nous en sommes là, vous auriez bien tort de ne pas en profiter pour prendre également des places pour l’Othello – Shakespeare encore ! – de Thomas Ostermeier, un autre très grand metteur en scène, Allemand celui-là. C’est au même endroit, du 16 au 27 mars 2011…
Source : Boris Godounov