Voilà donc où nous en sommes. Voilà donc où une partie de la gauche tente d’entraîner l’ensemble de la gauche, à savoir hors du champ politique et jusqu’à celui de l’invective.
Ce week-end, le Parti de Gauche faisait son congrès. Samedi soir, François Delapierre s’en est pris avec une violence extrême à Pierre Moscovici, le ministre des Finances, prononçant en particulier ces mots à propos de la situation autour de la crise Chypriote et de ceux qu’ils nomment sans distinction « les 17 salopards de l’Europe » : « Dans ces 17 salopards, il y a un Français, il a un nom, il a une adresse, il s’appelle Pierre Moscovici et il est membre du Parti socialiste. »
Le sous-entendu menaçant est on ne peut plus clair. Ce dirigeant du Parti de Gauche, bras droit de Jean-Luc Mélenchon, dit aux militants : Pierre Moscovici est un salopard, vous savez ce qu’il mérite et, si vous cherchez un peu, vous sauriez où le trouver. C’est pis que de l’invective, c’est de l’irresponsabilité pure.
Et je ne peux ici m’empêcher de faire le rapprochement avec ce qui la veille m’avait été destiné personnellement par un des blogueurs les plus en vue de ce même Parti de Gauche, cette même méthode qui consiste l’air de rien à laisser le champ libre à n’importe quel taré d’aller chercher physiquement un adversaire politique qu’on aura pris soin de discréditer par n’importe quel sous-entendu, dont on aura bien fait savoir qu’il n’est pas digne de respect, qu’il a mérité le tombereau d’insultes qu’on déverse sur lui, et dont on soulignera en passant, l’air de rien donc, qu’il a un nom et qu’il a une adresse. Ainsi, @Jesuiscethomme rédigea un billet consacré à me couvrir d’insultes et dans lequel il ne trouve pour illustration rien de mieux qu’une image sur laquelle figure mon portrait, mon nom complet et mon lieu de résidence. Une manière on ne peut plus limpide de souligner, comme ça en passant, que Dedalus a un nom et une adresse et qu’il serait très facile de les trouver à qui voudrait s’en donner la peine, sait-on jamais, sous le coup d’une pulsion peut-être. Je vous laisse vous même qualifier de telles méthodes.
Mais donc il ne s’agit plus que de quelques petits soldats zélés. Ceux-là ont désormais l’exemple de leurs propres dirigeants politiques pour légitimer leurs dérives. Et Mélenchon lui-même vint le lendemain à la tribune reprendre les propos de son bras droit : « Je parle dru et cru pour créer du conflit et de la conscience […]. Je ne leur reconnais aucune suprématie intellectuelle parce que ma manière de parler les dérange, parce que j’appelle un chat un chat et parce qu’un de mes camarades appelle un salopard un salopard. »
Ainsi donc désormais à gauche, dans cette gauche-là, il serait devenu légitime d’insulter un homme, il serait devenu légitime d’insulter un ministre de la République ? L’insulte vaudrait désormais argument politique ?
Ainsi, pour créer de la conscience – dit-il – il serait devenu légitime de donner de l’antisémite à Jean-Luc Mélenchon ? Lui donner de cette infamie qu’il ne mérite pas afin de créer de la conscience autour d’une association d’affirmations qui, pour qui connait un peu l’histoire du National Socialisme et de l’antisémitisme, dessine une image du juif fantasmé que tout antisémite qui se respecte saura sans faillir décrypter : Un petit intelligent / Qui a fait l’ENA / Qui ne pense pas Français / Qui sert la Finance Internationale ?
Faire de la politique de cette manière, ainsi que s’y est précipité Harlem Désir ? Ou bien s’y refuser et rester sur le terrain politique, se souvenir que Jean-Luc Mélenchon n’est pas de cette engeance-là et simplement lever ce qui ne saurait être, n’aurait su être qu’un désastreux malentendu, le résultat malheureux et involontaire d’une dérive bien réelle effectuée sur le dangereux fil du rasoir populiste ?
Moscovici serait donc lui un salopard. C’est-à-dire un peu moins tout de même qu’un salaud, mais pas loin tout de même de cette personne méprisable et moralement répugnante que ce terme désigne de manière injurieuse. Et cela serait donc suffisant pour décrire et contester l’action de Pierre Moscovici dans l’Eurogroupe sur la question chypriote. Jean-Luc Mélenchon serait-il à ce point à cours d’arguments politiques sur cette question ? Craindrait-il tant la confrontation des idées qu’il préfère par l’injure tenter d’y couper court ?
Moscovici est un salopard qui sert les intérêts de la finance internationale et trahit les peuples, fermer le ban ! Voilà donc tout ce qu’il reste à dire à Jean-Luc Mélenchon. Et c’est bien pratique en effet. De cette manière il n’y a plus même de débat à avoir au sein de la gauche. Il n’y a plus une gauche socialiste, une gauche communiste, une gauche écologiste et une gauche révolutionnaire, et les débats qui la traversent et l’enrichissent. Il n’y a plus que la gauche de Mélenchon. Le Parti de Gauche, c’est donc cela que cela signifiait : cette prétention qu’il n’y aurait qu’une seule gauche, qu’on ne saurait se dire de gauche sans souscrire à la ligne prescrite par une seule de ses composantes – et peu importe si le parti de cette ligne unique à gauche ne pèse rien à elle seule au sein de ce qu’il me plait à moi de continuer à appeler le peuple de gauche.
Et pourtant, Chypre. Comment ne pas voir ce qui semble ressortir de cette crise et des discussions et des affrontement qui ont eu lieu ces dernières semaines dans lesquels sont intervenus, notamment, les 17 ministres des Finances européens, le FMI, les autorités chypriotes et son parlement, les autorités russes, le peuple chypriote et sans doute quelques grands argentiers de la finance internationale ? Car au résultat, et contrairement aux solutions économiquement aberrantes qui avaient été mis en œuvre en Grèce, au Portugal ou en Espagne, quant on ponctionnait sans discernement sur le pouvoir d’achat des peuples, c’est-à-dire sur les salaires et sur les pensions de retraites, cette fois on semble se diriger vers une solution qui touche aux capitaux via la restructuration du secteur bancaire, la fermeture de la seconde banque du pays et une taxation lourde des détenteurs d’actions, d’obligations et des dépôts au-dessus de 100.000 euros.
Ce n’est sans doute pas idéal. Mais ça ressemble tout de même nettement plus à une solution de gauchiste. Et en admettant que Moscovici y soit pour quelque chose, on aurait alors presque qu’envie d’applaudir le salopard – et dire à ceux qui voudrait lui adresser un bouquet de fleur, qu’il a un nom et une adresse.
Je ne sais pas, je sais seulement qu’il y a là quelque chose de différent qui est en train de se passer, qui n’est sans doute qu’un début, que le début d’un éventuel changement de paradigme en Europe, d’un éventuel renversement du rapport de force entre les libéraux dont les échecs sont patents et une politique économique alternative, penchant à gauche.
On peut ne pas être d’accord avec cette analyse, ce début d’analyse, mais je ne crois pas qu’un simple « salopard » puisse valoir argumentaire convaincant. Et il serait sans doute temps qu’au Parti de Gauche, on comprenne qu’aucune composante de la gauche ne saurait se targuer d’en avoir le monopole, comme s’il existait une pureté de gauche que ce Parti seul saurait incarner. Il est plus que temps que Jean-Luc Mélenchon comprenne qu’il ne détient pas la Vérité, que non seulement les socialistes, mais également les communistes et les écologistes, ont leur part de vérité et qu’elle n’est pas moins digne et respectable que la sienne, qu’elle n’est pas moins de gauche.
Il semble que Jean-Luc Mélenchon et le Parti de Gauche aient choisi une stratégie du conflit et de la tension, plaçant tous leurs espoirs de conquête du pouvoir dans un soulèvement populaire. C’est un choix et c’est le leur. Le fait est qu’on peut considérer que cette stratégie est dangereuse, d’une part parce qu’on ignore toujours quand et si ce soulèvement révolutionnaire se produira, d’autre part parce qu’on ignore plus encore ce qu’il adviendrait alors – et je suis plutôt enclin à penser que dans de telles situations, une aspiration à l’ordre permet à l’extrême-droite par un mécanisme éprouvé de balancier de tirer les marrons d’un feu dont les plus fragiles, une fois encore, auront été les premières et les dernières victimes. Le fait est qu’il n’est rien moins que certain que les communistes suivent le Parti de Gauche sur ce terrain qui est plutôt celui du NPA.
C’est que jusqu’à aujourd’hui, si les communistes n’ont jamais été tendre avec les socialistes, si l’affrontement idéologique entre ces deux composantes historiques de la gauche a souvent été rude, les communistes ont toujours su faire la différence entre la droite et la gauche et, en cohérence, en ont toujours tiré les conséquences en terme de stratégie politique, et en particulier de stratégie électorale. Les communistes, parce qu’ils ont eux une culture politique et une histoire, savent que la politique est aussi affaire de réalisme (non le mot n’est pas sale !), donc d’alliances, de rapports de force et de compromis (non plus !). Les communistes, parce qu’ils reconnaissent eux l’existence d’un peuple de gauche, respecte bon gré mal gré l’expression de ses choix. Ils savent que c’est au peuple de gauche, et à lui seul, que le Parti Socialiste doit sa position de force au sein de la gauche, comme ils savent aussi que tout rapport de forces a vocation à s’inverser, tôt ou tard, comme ils savent également que quand cela se produira, s’ils veulent pouvoir accéder aux responsabilités du pouvoir, il leur faudra encore passer des alliances avec ces mêmes socialistes.
Or qui insulte Jean-Luc Mélenchon en qualifiant Pierre Moscovici de salopard ? D’une part tous les socialistes, d’autre part tous leurs électeurs. Bref, Mélenchon insulte tout un pan de la gauche dont Pierre Moscovici n’est rien d’autre qu’un des représentants. Jean-Luc Mélenchon aurait-il oublié que Pierre Moscovici, comme Jean-Marc Ayrault, et en premier lieu comme François Hollande ne sont à leurs postes que par la volonté du peuple ? Ce même peuple que lui-même ne représente jusqu’à preuve du contraire qu’à hauteur de 11,1% ? Cela devrait l’inviter à un peu plus d’humilité dans son maniement de l’insulte. Un peu moins d’aboiements et un peu plus d’arguments seraient de sa part les bienvenus. Mais il est vrai qu’il est apparu soudain beaucoup moins flamboyant lors de sa confrontation avec Jérôme Cahuzac. C’est que le débat d’idées a des subtilités que l’insulte ignore.
Et bien entendu, tout le monde aura bien compris que ce billet tente de développer une thèse et dont le titre est l’antithèse.