La fondation Terra Nova, temple de la pensée sociale-démocrate, vient de sortir un rapport intitulé Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ? Au-delà de la caricature facile qu’on peut en faire, c’est un texte important… tant à lui seul il parvient à dire en creux les errements et l’échec politique de la sociale-démocratie.
Etonnants sont ces gens qui ayant eu une jeunesse gauchiste continuent de penser en terme de classes, comme au bon vieux temps, mais qui constatant que la classe ouvrière s’est détourné de la gauche en appelle à une nouvelle coalition, celle des forces dites progressistes dont le socle commun serait « les valeurs culturelles ».
Parlons clairement, ils en appellent – et ce rapport un peu brouillon en est le prétexte – à une ouverture de la gauche vers le centre en lieu et place de la vieille alliance socialo-communiste (comme on dit à droite avec un petit frisson). Une fumisterie !
Pourtant, le constat est juste et ce serait faire une erreur grossière que de se le dissimuler. Ce constat c’est celui du divorce entre la gauche et le vote ouvrier. C’est que d’une part la france compte une proportion de plus en plus faible d’ouvriers et que d’autre part, parmi ceux-ci, on vote de moins en moins à gauche. Et il faut en effet observer en face que ce divorce s’est fait sur les valeurs culturelles quand nombre d’ouvriers – mais pas seulement eux – finirent par ne plus penser que la gauche soit en capacité de « changer leur vie ».
Ce passage du rapport Terra Nova est à ce titre très éclairant :
Historiquement, la gauche politique porte les valeurs de la classe ouvrière, tant en termes de valeurs socioéconomiques que culturelles. Elle est la porte-parole de ses revendications sociales et de sa vision de l’économie : pouvoir d’achat, salaire minimum, congés payés, sécurité sociale, nationalisation des grandes entreprises, encadrement des prix… Et l’une comme l’autre [la gauche politique et la classe ouvrière] restent relativement conservatrices sur le plan des mœurs, qui demeurent des sujets de second plan par rapport aux priorités socioéconomiques.
A partir de la fin des années 1970, la rupture va se faire sur le facteur culturel. Mai 68 a entraîné la gauche politique vers le libéralisme culturel : liberté sexuelle, contraception et avortement, remise en cause de la famille traditionnelle… Ce mouvement sur les questions de société se renforce avec le temps pour s’incarner aujourd’hui dans la tolérance, l’ouverture aux différences, une attitude favorable aux immigrés, à l’islam, à l’homosexualité, la solidarité avec les plus démunis. En parallèle, les ouvriers font le chemin inverse. Le déclin de la classe ouvrière – montée du chômage, précarisation, perte de l’identité collective et de la fierté de classe, difficultés de vie dans certains quartiers – donne lieu à des réactions de repli : contre les immigrés, contres les assistés, contre la perte de valeurs morales et les désordres de la société contemporaine.
Malgré cette discordance sur les valeurs culturelles, la classe ouvrière continue au départ de voter à gauche, qui la représente sur les valeurs socioéconomiques. Mais l’exercice du pouvoir, à partir de 1981, oblige la gauche à un réalisme qui déçoit les attentes du monde ouvrier. Du tournant de la rigueur en 1983 jusqu’à « l’Etat ne peut pas tout » de Lionel Jospin en 2001, le politique apparaît impuissant à répondre à ses aspirations. Les déterminants économiques perdent de leur prégnance dans le vote ouvrier et ce sont les déterminants culturels, renforcés par la crise économique, « hystérisés » par l’extrême droite, qui deviennent prééminents dans les choix de vote et expliquent le basculement vers le Front national et la droite.
Tout est là. Et toute la faillite de la sociale-démocratie est dans cette phrase : « Mais l’exercice du pouvoir, à partir de 1981, oblige la gauche à un réalisme qui déçoit les attentes du monde ouvrier. »
Non, l’exercice du pouvoir n’oblige à rien et le réalisme n’est pas condamné à décevoir. C’est précisément cette idée saugrenue, que l’action politique serait soumise à la réalité économique, qui a conduit à l’échec des politiques mises en place par la sociale-démocratie, propageant dans le même temps la conviction que – puisqu’on ne pouvait en tout état de cause rien attendre de la droite – la politique était impuissante. Au contraire, c’est l’action politique qui a la charge de faire la réalité économique, de la changer, de la réformer, de la révolutionner au besoin, afin de la plier et la soumettre aux valeurs que nous prétendons défendre.
Reste qu’en effet, ne nous le cachons pas, la gauche ayant revêtu complaisamment, par manque de caractère, et sans doute aussi par manque d’idées, le masque de l’impuissance, une partie conséquente, significative de cette population économiquement agressée et en souffrances – ou menacée de l’être, car ceux-là ont encore quelque chose à perdre et donc se recroquevillent plus facilement autour de ce qu’ils possèdent encore – s’est senti abandonnée, a cédé aux sirènes populistes que s’empressent toujours de faire sonner la droite et l’extrême-droite, et s’est à la fin replié autour de valeurs traditionnelles et rétrogrades, impliquant le rejet de ce qui est supposé les menacer.
Et les forces progressistes se sont retrouvées à faire le constat d’une classe ouvrière devenue réactionnaire, ayant déserté le sublime navire du progrès.
A ceci près qu’il n’y a pas ou plus de classe ouvrière, en ce sens qu’il n’y a pas ou plus de comportement de classe, quand l’appartenance à une catégorie socio-économique déterminait un positionnement politique et, en particulier, le bulletin qu’on glissait dans l’urne.
A ceci près qu’il n’y a pas de progrès hors le progrès économique, qu’on ne peut prétendre appartenir à une force progressiste si l’on se déclare politiquement impuissant à changer la donne économique. Le progrès c’est d’abord celui des conditions de vie.
A ceci près aussi qu’il ne s’agirait pas que d’accabler les seuls sociaux-démocrates, ou même les seuls socialistes. Les communistes eux non plus n’ont pas su adapter à temps leur schéma idéologique à une société qui avait changé du tout au tout, eux aussi apparaissent impuissants – et « leur » électorat de se laisser tenter par le Front National. Et les écologistes, impuissants également, qui pourtant avait la matière pour une refondation de la pensée politique de gauche, qui pourtant se sont et continuent de s’abimer dans le non-choix, davantage préoccupés par leur propre existence que par celle d’une alternative politique crédible et ambitieuse, c’est-à-dire d’abord sérieuse. Quant à nos camarades de l’extrême-gauche, de LCR en NPA, il leur faut toujours tant incarner la pureté dans l’attente du Grand Soir que désormais plus personne n’attend après eux : impuissants parmi les impuissants, ils aboient tandis que la classe ouvrière trépasse.
Il ne s’agit donc pas, ainsi que nos amis de Terra Nova voudraient conclure, de chercher une alliance autour de valeurs culturelles – la tolérance, l’ouverture aux différences, une attitude favorable aux immigrés, à l’islam, à l’homosexualité, la solidarité avec les plus démunis. Ces valeurs ne sont rien d’autres que l’exigence minimale pour une alliance politique – il ne manquerait plus que la gauche envisage de s’allier là où règne intolérance et homophobie, rejet des immigrés et abandon des plus démunis !
Il s’agit surtout d’en finir avec l’impuissance économique, d’assumer l’exercice ambitieux d’un pouvoir politique décidé à soumettre par la règlementation un pouvoir économique qui oppresse. Il s’agit de promouvoir l’idée d’un pouvoir politique qui refuse de tolérer les injustices économiques et sociales et mettent en place les outils nécessaires à cette grande ambition. Il s’agit d’être de gauche et de l’assumer. Il s’agit de faire, et de faire à gauche !
Une attitude favorable à l’islam ? Je me relis et j’accroche en passant sur cette partie de ma citation du rapport de Terra Nova, que j’avais survolé sans vraiment l’enregistrer. Quoi, une attitude favorable à l’islam ferait désormais partie des valeurs politiques de la gauche ? J’en étais moi resté à la laïcité, à l’idée que la laïcité impliquait plutôt une attitude d’indifférence vis à vis de toutes les Eglises, veillant seulement mais scrupuleusement à ce que le pouvoir religieux ne s’exerce jamais qu’en dehors de la sphère publique et dans le respect de la liberté des consciences. Ils ont une curieuse idée du progrès, à Terra Nova…
Nicolas est encore plus méchant que moi. Romain encore plus que lui. Tandis qu’à la Rénovitude on donne dans la dérision bien méritée. Quant à CC, elle évoque l’assistanat comme on prendrait un exemple concret de là où la gauche ne doit pas se fourvoyer au prétexte de récupérer un vote ouvrier devenu réactionnaire – où s’est fourvoyée Ségolène Royal en 2007, laquelle n’ayant toujours pas compris a remis le couvert hier encore : la gauche ne dit pas « Non à l’assistanat« , elle s’assure qu’à tout travail corresponde un salaire digne et, faisant jouer la solidarité nationale, prête assistance à ceux qui n’en n’ont pas – de travail donc de salaire. Le donnant-donnant n’est rien d’autre qu’un concept populiste dressant politiquement ceux qui ont un peu contre ceux qui n’ont rien !