Ça fait un bout de temps que je sens que quelque chose ne va pas, que ce cru 2012 de l’élection présidentielle ne me fait pas envie, ne suscite chez moi aucun enthousiasme. Que je l’aborde avec une désespérante lassitude.
Et ça fait un bout de temps que je me demande pourquoi.
Je suis sinon un militant acharné du moins un citoyen engagé, j’ai biberonné à la politique – des parents communistes, vous pensez ! – ; j’ai participé à des meeting, distribué des tracts, collé des affiches ; j’ai arpenté les rues de Paris dans bon nombre de manifestations, je parle politique avec mes amis, je regarde les débats politiques à la télévision ; avant chaque élection je lis les prospectus qui arrivent dans ma boîte-aux-lettres, je connais les programmes électoraux des principaux candidats et je n’ai jamais manqué à mon devoir électoral. Ce n’est pas normal que je me retrouve à aborder la présente campagne électorale avec une telle réticence.
Et puis aujourd’hui, je comprends enfin pourquoi, pourquoi ce manque d’envie, pourquoi ce sentiment de lassitude, presque d’ennui.
Je ne parviens pas à accepter qu’à moins de deux mois du premier tour, l’élection demeure à ce point incertaine. Je ne parviens pas à admettre qu’il demeure encore une possibilité que Nicolas Sarkozy en sorte de nouveau victorieux. Car, croyez-en mon expérience – et mon flair politique ne me trompe que rarement -, cette possibilité est loin d’être inexistante. Et ça, qu’on en soit encore là, après les cinq années que nous venons de subir, c’est profondément désespérant.
Ça me désespère que les Français puissent en arriver à remettre ça, qu’ils n’aient pas encore tous compris. Ou plutôt, que les 75% de salariés qui gagnent moins de 2 500 euros par mois n’aient pas encore compris qu’ils se retrouveraient perdants, une nouvelle fois perdants, si Sarkozy venait à être réélu.
Je ne parviens pas à comprendre que vous ne vous soyez toujours pas rendu compte qu’il y va de vos propres intérêts que la droite se retrouve enfin éjectée du pouvoir.
Et ce à peu près autant qu’il y va de mes propres intérêts qu’elle y demeure.
Voyez donc ce que vous avez perdu ces cinq dernières années. Votre pouvoir d’achat, il a au mieux stagné. Votre situation professionnelle, elle est de plus en plus précaire. Parce que le droit du travail a été massacré, et que si vous veniez à vous retrouver au chômage, vous ne tarderiez guère à vous retrouver socialement déclassés. Vous payez plus de taxes, plus d’impôts, et quand vous allez chez le médecin ou acheter des médicaments, vous êtes de moins en moins bien remboursés par ce régime de sécurité sociale auquel vous contribuez toujours davantage. Il vous faudra travailler plus longtemps avant de prendre une retraite qui vous rapportera moins que vous ne pouviez l’espérer – et pas assez pour vivre confortablement après toute une vie de labeur. Et si un jour venait où vous auriez à plaider votre cause devant la justice, vous vous rendrez compte que celle-ci n’a plus les moyens de fonctionner. Et si un jour vient où il vous faut entrer dans un hôpital, vous comprendrez que le service public de la santé n’est plus qu’un lointain souvenir. Et si vous avez des enfants, vous savez déjà que l’enseignement public a été sacrifié…
Mais cela, et la liste n’est pas exhaustive, ces difficultés qui vont s’accroissant, c’est seulement pour vous. Vous qui avez des petits revenus ou des revenus moyens. Vous qui n’avez pas ou peu de patrimoine – et là encore, il faut savoir que les 75% des patrimoines les plus faibles sont au-dessous de 200 000 euros.
Oui, seulement pour vous que les choses s’aggravent, et s’aggraveront encore si cette politique continue d’être menée. Pour les autres, nous les riches, ça va très bien, merci ! Nous avons les moyens de nous payer nos médicaments, les meilleurs médecins, un bon avocat… Les moyens de vivre bien à l’abri de toutes les insécurités. Les moyens d’assurer à nos enfants un avenir aussi sécurisé qu’il peut l’être…
Mais peut-être est-ce cela. Peut-être ne vous rendez-vous pas compte. Peut-être ignorez-vous à quel point nous autres les riches nous avons prospéré sous Sarkozy.
Alors je vais vous dire.
J’y ai d’abord gagné une bonne grosse baisse de l’impôt sur le revenu – disons quelques centaines d’euros, là où vous avez obtenu une ristourne de moins de 50 euros, si vous avez la chance d’être encore imposables, quelques euros aussitôt repris par la hausse de telle ou telle taxe. Quant à ceux d’entre vous qui ne paient pas l’impôt sur le revenu, vous n’avez eu droit que de payer les nouvelles taxes.
Pas de chance pour moi, en 2007 je venais de finir de rembourser mes emprunts immobiliers. Je n’ai pas pu bénéficier de leur défiscalisation. Cela aurait fait plusieurs milliers d’euros de plus dans mon escarcelle, et cela seulement parce que j’avais les moyens d’accéder à la propriété.
Mes parents – de ces salariés qui ont prospéré durant les trente glorieuses – m’ont fait une très généreuse donation (un héritage par anticipation). Donation sur laquelle, grâce à la droite, grâce à Sarkozy qui a pratiquement éteint l’impôt sur les successions, je n’ai rien eu à payer. Pour le coup, ça aurait pu se chiffrer à la dizaine de milliers d’euros. Une rentrée d’argent non imposable, voyez-vous, il n’y a qu’aux riches qu’on fait ce genre de cadeaux. Je touche 150 000€ sans rien faire et sans passer par la case fisc, vous êtes imposés chaque fois que vous touchez 1 500€ en travaillant… Combien d’années vous faut-il travailler pour toucher 150 000€ ?
Mais ce n’est pas tout. Doté en patrimoine, essentiellement parce que je suis bien né, et propriétaire à Paris, cette même hausse de l’immobilier qui vous empêche de devenir propriétaire, du moins en centre ville, avait fini moi par me rendre redevable de l’ISF. Mais depuis l’année dernière, toujours grâce à Sarkozy qui a relevé très largement le seuil de l’imposition sur la fortune, je n’y suis désormais plus soumis. Et hop, 500€ de plus pour ma pomme – 500€ seulement, parce que parmi les nantis je suis en vérité « plutôt pauvre » .
Et encore, je me refuse à bénéficier de toutes les niches fiscales qui me sont généreusement proposées. Exceptée la défiscalisation des dons aux associations et fondations reconnues d’utilité publique – chaque fois que je donne 300€, l’Etat me rend 200€ en réduction d’impôts -, je ne défiscalise rien de mes revenus. Mais croyez-moi, elles sont nombreuses les opportunités de défiscaliser, pour nous les riches, et des biens plus rentables que de faire un simple don à la recherche pour le cancer, à médecins du monde ou au secours populaire… Le fisc est particulièrement généreux avec ceux qui ont beaucoup.
J’ai par ailleurs trois enfants. Ce sont donc plus de 400€ d’allocations familiales qui me sont versées chaque mois. Près de 5 000€ par an ! Et qui plus est, non imposables !! Vous pensez réellement que j’ai besoin de ça pour assumer la charge de mes enfants ? Vous pensez réellement que cet argent est entré en ligne de compte dans ma décision d’avoir trois enfants ? Qu’il serait aberrant d’instaurer un plafond qui permettrait de répartir plus utilement cette somme, la rediriger vers des familles légèrement plus dans le besoin que je ne le suis ?
Mais il y a pire. Le quotient familial. Non seulement c’est encore, compte tenu de mes revenus, 4 500 euros d’avantage fiscal pour ma pomme. Mais pour vous, avec le même nombre d’enfants et un revenu moindre, l’avantage fiscal est lui aussi moindre. Le quotient familial c’est plus t’es riche, plus on t’assiste.
C’est con, je ne suis toutefois pas assez riche pour bénéficier du bouclier fiscal ! Oui, pas encore assez riche, parce que tout ça, tous ces sarko-kados, c’est pour un foyer avec 3 enfants dont les revenus se montent à 6 000€ par mois – et c’est d’autant plus confortable que vous n’avez ni loyer ni remboursement d’emprunts à débourser pour vous loger… – et un patrimoine immobilier qui voisine le million (Paris oblige !). Imaginez donc combien ont palpé des bien plus nantis.
Mais c’est ainsi. Avec Sarkozy, plus t’es riche plus on te donne. Et plus t’es pauvre, plus on te prend, plus on te tond…
L’assistanat ?
Mais ce sont les riches, les assistés de ce système, ceux qui bénéficient le plus des largesses de l’Etat – c’est-à-dire de vos impôts.
Et malgré tout cela, vous voudriez vraiment remettre le couvert avec Sarkozy ? Faire de votre bulletin de vote un cadeau pour plus riche que vous ?
Je ne vois qu’une raison qui pourrait vous conduire à commettre une telle énormité – qui équivaudrait ni plus ni moins à vous tirer une balle dans le pied. Vous seriez sensible à cette fable que la droite ressasse d’une manière ou d’une autre depuis plusieurs décennies, cette fable qui fonde toute politique de droite, qui est le B-A BA de toute leur idéologie simpliste et dont Sarkozy est devenu le grand prêcheur : Donnons aux riches, à terme cela profitera aux pauvres.
Allez, je vous l’accorde, ils ne le disent pas de manière aussi explicite, c’est légèrement plus construit que ça. Le raisonnement complet est le suivant : dans une société capitaliste, la création de richesses provient de ceux qui détiennent le capital ; si donc on veut enrichir la collectivité, il faut favoriser les détenteurs de capitaux, les choyer, ne rien faire qui puisse les dissuader d’investir et de produire ; c’est ainsi qu’il y aura création de travail, donc des emplois pour les pauvres ; des pauvres qui ainsi, à leur tour, s’enrichiront. Donnons au riche, à terme cela profitera aux pauvres…
Quand ?
A terme !
Mais cela fait désormais plusieurs décennies qu’ils rabâchent ce raisonnement. Au résultat, les riches sont de plus en plus riches, il y a de moins en moins de travail, de plus en plus de chômage, les classes moyennes virent dans la pauvreté et les pauvres sont de plus en plus nombreux à attendre que ça veuille bien leur profiter un peu.
Ça ne marche pas !
Mais depuis des décennies qu’on leur oppose que ça ne marche pas, ils répondent systématiquement que c’est parce que la concurrence s’est mondialisée, qu’elle est de plus en plus rude et qu’il faut faire plus encore pour les détenteurs de capitaux, libéraliser davantage. Qu’à terme, vous verrez, ça retombera sur les pauvres, qui enfin profiteront de cette politique forcément géniale, la seule possible.
Ça ne marche pas. Ça ne retombe jamais !
Peu importe que les hommes politiques de droite soient convaincus de ce qu’ils annoncent, ou que tout ce beau raisonnement ne soit que mensonges, un leurre qui leur permet de mettre en place une politique qui profitent uniquement à des riches qui ne cherchent qu’à s’en mettre toujours plus dans les poches – à maximiser leur profit, comme on dit en économie. Oui, peu importe, parce que les faits sont là : Ça ne marche pas et seuls les riches en profitent !
Que des gens aisés votent à droite parce qu’ils savent que c’est dans leur intérêt, je peux comprendre – l’individualisme et le chacun pour soi, je ne partage pas mais je peux comprendre. Mais vous ? Si vous appartenez à la classe moyenne, ou à la classe populaire, si vous gagnez 2 000 euros par mois ou moins, et que vous êtes locataires ou n’êtes propriétaire que de votre résidence principale, pourquoi accepteriez-vous encore qu’ils vous prennent pour des cons ?
Car voyez-vous, au fond, c’est bien de cela dont il s’agit. Si les riches deviennent plus riches, c’est sur votre dos. Ils vous prennent pour des moutons qu’il s’agit de tondre. Ils vous prennent pour des veaux auxquels on laisse croire que c’est en empruntant le chemin de l’abattoir qu’ils pourraient, à terme, espérer en une vie meilleure. Ils vous prennent pour des cons !
Or si vous croyez encore les imbécilités qu’ils vous servent, si vous pensez réellement que cela finira par retomber, et si vous pensez par ailleurs réellement que vos difficultés proviennent en réalité de tous ceux qu’ils vous désignent comme des profiteurs et des assistés, des fainéants et des planqués, alors – pardon de vous le dire – vous leur donnez raison.
Voilà ce qui me désespère, que vous puissiez une fois de plus leur donner raison.
(Et les plus cons se rassureront en se disant que ce ne sont là que les paroles pompeuses d’un bobo parisien qui a la vie facile. Certes. Mais voyez-vous, ce n’est que cela un bobo : un type qui aurait suffisamment d’oseille pour s’installer dans un quartier coquet et bourgeois, où il vivrait au milieu de gens aisés et à l’abri de toute insécurité, et se mettrait à voter pour ses propres intérêts, à droite donc ; un type qui pourtant a fait le choix de vivre dans un quartier populaire, parce qu’il considère que c’est seulement où il y a de la mixité qu’il y a de la vie ; un type qui conscient de sa situation privilégiée, et parce qu’il croit en l’idée de redistribution, se réjouit de payer des impôts et vote à gauche en espérant en payer davantage. Bourgeois par le portefeuille mais bohème dans ses amitiés, voilà le bobo… Mais savez-vous où a commencé la détestation du bobo ? A droite. Tout simplement parce que le bobo est un traître à sa classe, celle des bourgeois, ceux qui en ont à la fois le portefeuille et ce mode de vie où l’entre-soi est la règle.)
Illustration par SaT