Juin 022012
 

Cercles / Fictions, mise en scène Joël PommeratLe premier cercle, le plus grand, est celui formé par la salle autour de la scène. C’est une des grandes qualités des Ateliers Berthier que de fournir ainsi un espace modulable, qui s’adapte et se soumet aux besoins d’un metteur en scène et à l’imagination de son scénographe. La scène est circulaire également, forcément.

Une table ronde au centre, surmonté d’un lustre ; un homme est attablé, un autre se tient debout dans l’ombre, le maître de maison et son serviteur zélé ; le premier confesse son amour au second ; le serviteur, désolé, ne partage pas les sentiments de son maître, lequel, désespéré, meurt ; noir.

Il s’agit de la première scène de la première fiction. D’autres scènes suivront, et d’autres fictions, qui se succèdent et s’entrecroisent sans chronologie, chaque scène étant séparée de la suivante par un noir total, si bien que chaque fois que la lumière s’éteint, le spectateur ignore dans quelle fiction il se trouvera transporté quand elle s’allumera de nouveau, quels personnages il y retrouvera.

Dans cette demeure où des maîtres qui se veulent résolument modernes voudraient inviter leurs serviteurs à une relation d’égal à égal, quand relations professionnelle et humaine forment deux espaces absolument distincts, l’un ne retranchant rien à l’autre. Une demeure où l’utopie et les bons sentiments se cognent violemment contre la réalité.

Dans cette forêt où un groupe d’amis errent sans parvenir à retrouver leur chemin, se perdent littéralement corps et âmes et en viennent, dans le désespoir, à reconsidérer des choix qu’ils ont pu faire par le passé et qu’ils regrettent tout à coup.

Dans ce parking où cet homme d’affaires a rencontré une clocharde répugnante qui lui promet une soudaine ascension professionnelle en l’échange d’un peu d’amour. Il lui consent un baiser et en effet son supérieur direct meurt dans un accident. Comment se contenter de croire à une coïncidence ? Comment résister à l’invitation de la clocharde à revenir pour lui faire l’amour, ne pas espérer que le sort sera à nouveau favorable à son ambition ? Et comment alors ne pas se laisser ronger par la culpabilité ?

Ou bien en compagnie de cet homme qui a socialement réussi et qui explique à des chômeurs de longue durée qu’il ne leur suffirait que d’y croire, de croire en eux-mêmes et d’apprendre à se vendre, pour à leur tour réussir. Ce même homme qui applique en vain ses préceptes de battant lorsqu’il s’agit de trouver pour son fils mourant un donneur d’organe, et qui en désespoir de cause se retrouve à proposer à des clochards de lui vendre leurs propres organes, des clochards incapables de le prendre au sérieux et qui s’amusent à faire monter les enchères. 

Ou bien en compagnie de ce mentaliste bonimenteur qui vend du rêve. Ou celle de ce représentant de commerce cynique qui tente par tous les moyens de vendre sa bible de la réussite à une pauvre femme  désespérée et qui n’en a pas les moyens. Cette femme qui voudrait tant y croire pourtant, et qui par-dessus tout, dans sa solitude, apprécie la conversation de ce représentant si chevaleresque. Ou encore celle de ce chevalier, justement, ce chevalier en mission pour Dieu et qui assassine en son nom…

Cercles du temps et de la mémoire. Souvenirs qui surgissent par bribes, jaillissent lumineux et puis retournent à l’obscurité. Fragments de réalité crue et qui, remaniée sur le miroir brisé de la mémoire, sont autant de fictions qui se reflètent l’une l’autre pour former un tout, un tout agencé en cercles concentriques et qui convergent vers un centre où un être se tient debout. Et cet être c’est moi, me dit le mentaliste, me dit le metteur en scène.

Joël Pommerat est en effet un illusionniste et son théâtre est celui de l’illusion. Il convoque, et combine avec un grand art, sons, lumières et odeurs, écrans de fumée et poudre aux yeux, pour créer l’illusion du réel. Non pas le réel comme on l’observerait au travers d’un miroir, mais le réel comme on s’en souviendrait : la réalité d’une ambiance, d’une impression, d’une émotion. Les pleurs d’un bébé dans la pièce d’à côté ou l’odeur des feuilles mortes dans une forêt après la pluie, par exemple.

Tout cela, ce décor bati quasi exclusivement de sons et de lumières, d’odeurs à l’occasion, est extrêmement juste et, venant en appui de comédiens tout aussi précis, fonctionne à merveille. Cependant le propos est souligné d’un trait parfois grossier, si bien qu’il en devient ici par trop transparent et simpliste, et là par trop obscur et abscons. L’on en ressort avec un sentiment mitigé – et ceux qui avait vu Ma Chambre froide, du même Joël Pommerat, semblaient même assez désappointés.

Ce n’était pas mon cas – je m’en vais voir Ma Chambre froide dans une dizaine de jours – et au final, j’ai tout de même été plutôt conquis par la beauté de ce spectacle où onirisme et réalisme se soulignent et se rehaussent l’un l’autre.