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La Tentation des Limbes – présentation

Naître ou ne pas naître ?

C’est la question que se pose neuf mois durant cet enfant qui va naître, à mesure qu’il devient ce qu’il sera, au fil d’une odyssée biologique qui le conduira à la vie ou bien à y renoncer

Une seule question qui en recouvre tant d’autres, des plus futiles aux plus cruciales, quand approche l’heure du choix.

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La Tentation des Limbes : Les premières lignes du récit

Des premiers jours, je ne conserve pas trace d’un souvenir. Je ne me souviens pas davantage des jours qui suivirent, ces jours intemporels qui semaine après semaine m’ont conduit à ce point où l’improbable s’est produit.

Pourtant, bien que je sois tout à fait incapable de les expliquer, j’ai pleine connaissance des faits. Ils sont comme imprimés en moi, à même ma chair. Je ne me souviens pas : je sais. D’une certaine manière, cette histoire est ma préhistoire et les évènements qui se sont produits alors sont l’essence même de cette conscience qui aujourd’hui m’échoit et déjà me consume. Ils sont en moi comme le sang qui coule dans mes veines. Je sais qu’ils ont été.

Je suis, j’existe et, dans le même instant, je sais. Je sais d’où je viens comme je sais trop bien déjà vers quel rivage je m’en vais doucement dériver. J’ignore pourquoi j’existe, et même comment j’en suis venu à exister, mais ces chemins escarpés par lesquels je suis parvenu à cet instant où indéniablement je suis, ils me sont parfaitement connus et je sais les étapes fondatrices de ce moi qui a pris corps – on ne peut mieux dire –, ce moi qui aujourd’hui est et flotte comme en apesanteur, dans l’obscurité de la matrice.

Et, devant moi, s’étend ce fragile pont de lumière qui enjambant inutilement les limbes, joint le néant au néant.

Loin s’en faut encore que j’y aie posé le pied.

*

Au commencement, il y eut la fusion de deux gamètes. Deux cellules sexuelles qui se rencontrèrent pour n’en faire qu’une, une qui n’était ni l’une ni l’autre et qui dès lors était appelée à poursuivre sa propre histoire. Un œuf humain se constitua et la vie surgit de cette rencontre fortuite d’un ovule et d’un spermatozoïde qui fusionnèrent au sommet d’une trompe. Le big-bang, l’univers tout entier, son immensité vide, la matière, le tout et le rien, et des milliards d’années et d’étoiles furent contenus dans cet instant insaisissable, lorsque fut insufflée la vie. Cela se passa au cœur même du mystérieux, dans son antre inaccessible et silencieux.

Que m’importe en réalité ce mystère, ou ce miracle, je n’ai pas d’aspiration au divin et le comment faire de la création n’est pas tant mon affaire. Quant au pourquoi, il est plutôt rassurant de se figurer qu’il n’y en eut pas. Je n’apprécierais guère que ma vie fasse partie d’un plan universel auquel je serais contraint. Si ma vie a un sens, il serait heureux que moi seul sois à même de le déterminer. Librement.

Si la vie peut avoir un sens ? C’est bien la question que je me pose.

[…]

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Fille du Calvaire – présentation

Il fait une chaleur étouffante. Dans le métro, c’est l’heure de pointe. Une femme rentre chez elle. Une femme sort d’elle-même, de sa douleur et de sa désespérance. Elle est en paix, se souvient comme il peut être doux de sourire. Elle est au-delà de toute chose et du quotidien, soulagée, vaporisée…

Le désespoir, c’est quand on se débat encore.

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Fille du Calvaire : Les premières lignes du récit

Julie rentre à la maison. C’est le début de l’été. Il fait chaud. Fin de journée caniculaire, à l’heure de pointe. Les rames de métro sont bondées. Debout dans son wagon, Julie laisse s’écouler des flots de sueur hors de sa chair. La petite robe légère qu’elle porte, qui ce matin sur le cintre était blanche et propre, est maintenant humide et poisseuse. On devine par transparence son nombril qui pointe une fierté. Elle a les cheveux noirs et les yeux tristes. Elle est jolie. Elle est enceinte.

Chaleur et affluence. Et Julie ne sait plus très bien si la goutte de sueur, partie tout à l’heure de dessous son oreille, et qui a suinté avec une lenteur désespérante, qui roule sur sa peau et lui chatouille maintenant le bas de la nuque, elle ne sait plus si cette larme épaisse et brûlante, qui l’effleure avec la volonté évidente de l’irriter, provient de sa propre peau ou de celle de son voisin. Elle ne le sait pas et de plus s’en moque. Elle est occupée tout entière à redécouvrir avec un plaisir teinté de stupéfaction la saveur de son sourire.

Il s’est présenté à elle comme un frémissement au bord de ses lèvres lorsqu’elle est descendue dans le métro, il y a une dizaine de minutes de cela. Au début elle l’a ressenti comme une agression et en a eu la nausée. Son cœur s’est soulevé, s’est crispé, a tenté en vain de rejeter l’intrus, de refuser énergiquement la greffe. Confiant et sûr de sa force, le sourire s’est accroché, a insisté, s’est figé imperceptiblement sur ses lèvres tremblantes, comme dans l’attente de l’inévitable sursaut de mémoire qui lui permettrait d’émerger tout à fait, triomphant de l’oubli. Et elle s’est souvenue en effet. Son visage doucement s’est alors détendu, lentement, comme une eau trouble devient limpide à mesure que la boue se dépose au fond. Les muscles de son visage un à un se sont relâchés, ont fait une place au revenant, fantôme d’un sourire.

Elle l’a bien en bouche maintenant. Certes il ne pétille pas, il est un peu vert encore, mais il exhale le savoureux parfum de la rédemption. Et pour Julie ce sourire est tout ce qui importe maintenant. Il est sa vie et sa délivrance.

Cela faisait si longtemps. Elle ne l’attendait plus, ce moment qui la libérerait de la souffrance, fardeau qui semaine après semaine avait courbé ses épaules et pesé lourdement en son crâne, à chaque instant, sans répit. Et toutes les larmes, oppressantes, tumultueuses, qu’elle avait versées des mois durant, ce matin encore à lui arracher les yeux du visage, et qui avaient charrié à flot continu, sinon sa tristesse, du moins la douleur qui l’accompagnait. Un fardeau, telle une ombre grise attachée à son coeur. Et maintenant ce sourire, timide encore, fragile et incrédule. Non, rien d’autre ne peut plus avoir d’importance. Julie s’en délecte, le savoure sans penser à un après, comme un condamné qui tire une dernière fois sur sa cigarette.

[…]

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Fille du Calvaire – téléchargement

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Terreur – présentation

Dans la chambre de sa fille morte, il regarde la pluie tomber et se souvient comme il l’aimait mal. Souvenirs du père qu’il fut, excessif et tyrannique, exigeant, colérique. Et de cette crainte panique qu’il en vint à lui inspirer.

Vanité du souvenir.

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Terreur : Les premières lignes du récit

Les nuages s’agglutinent devant ma fenêtre et semblent vouloir entrer dans la chambre. Je suis assis sur le lit de ma fille morte, le regard sec et vide. Et soudain il pleut. Il n’y a pas de vent et l’eau s’écrase avec fracas sur le sol. Les gouttes de pluie crépitent sourdement sur les toits des maisons, des voitures, sur les quelques parapluies qui se pressent dans la rue glissante, et contre les vitres des immeubles… De grosses gouttes hargneuses et désordonnées qui frappent à ma fenêtre, elles cherchent le point névralgique qui la fera voler en éclats.

Dans mon crâne également, elle tombe, cette pluie raide et glaciale, acide comme les souvenirs qui me rongent. C’est la même pluie qu’alors et j’ai froid. Je tremble un peu. C’est le même frisson aussi. Une grosse averse. Ça passera. Ça passe toujours, seul le désespoir persiste, et persiste encore, nourri par des jours obscurs comme celui-ci. Mais je n’allume pas la lumière. Il est trop tôt encore pour cette incandescence artificielle. Pas de bougie non plus. Avant oui. Avant, dans cette maison, on allumait des bougies. Souvent. Des bougies de toutes les tailles et de toutes les formes. Des bougies colorées, festives, flammes qu’on laissait danser quand venaient dîner des amis. L’intimité, circonscrite par le halo, s’en trouvait renforcée et les rires paraissaient plus sonores. L’amitié est une fleur rare qui s’épanouit dans la pénombre. Et la culpabilité en est une autre, plus sauvage.

Personne ne vient plus dîner maintenant. Personne ne vient plus du tout. Nous sommes seuls dans une maison vide, il n’y a plus que nous deux et chacun en est devenu infiniment seul. Elle nous manque. Elle manque à notre monde, insupportablement, comme manqueraient les étoiles à la nuit. Et cette pluie qui n’en finit pas de tomber sur cette demeure qui expire de sa nostalgie en interminable soupir. Elle s’est changée en grêle maintenant, la pluie. Les vitres résisteront bien aussi aux grêlons. Qui heurtent la vitre comme pour me convaincre d’ouvrir et laisser s’enfuir les souvenirs hors de la chambre. Hors de moi.

Non. Inutile d’insister les gouttes. Je n’ouvrirai pas. Ils sont bien assez mouillés de larmes, mes souvenirs. On devrait toujours tenir une fenêtre parfaitement close. Il n’arrive rien quand les fenêtres sont closes. Les grêlons ne tombent pas dedans et les enfants ne tombent pas dehors. Chacun reste à sa place et tout est bien.

*

Je regarde ma fenêtre pleurer les larmes du ciel. Je suis fatigué. Cette cascade d’eau devant mes yeux qui n’en finit pas. Quand un train roule sous la pluie, certaines gouttes d’eau remontent en tremblotant le long de la vitre et c’est un peu comme si elle ravalait ses larmes. Cela ressemble à de l’espoir. Ici, dans cette maison, dans la chambre de ma petite fille qui ne l’habite plus, il n’y en a plus, d’espoir, et l’eau ruisselle de haut en bas sur la fenêtre, tristement, chaque goutte creusant consciencieusement sa propre rigole, comme on traîne des pieds dans un cimetière, quand on a tué son enfant et que l’on s’en va brûler son corps.

Une petite boîte et puis de la fumée. Il ne reste plus rien alors que les souvenirs. Des souvenirs auxquels se cramponner. Et s’arracher un peu au désespoir. Regarder en arrière quand on ne sait plus aller de l’avant.

[…]

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Terreur – téléchargement

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Camping Sauvage – présentation

Descendre le temps, et puis le remonter comme on remonte un torrent et son tumulte, jusqu’à sa source paisible, le premier moment en lequel déjà tout s’inscrit.

Raconter ce premier de tous les instants est alors raconter l’histoire en son entier.

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Camping Sauvage : Les premières lignes du récit

L’ascension est laborieuse. La mécanique usée du vieux break de Papa est mise à rude épreuve. Ils traversent un petit village, sept maisons qui s’agglutinent dans l’ombre écrasante d’une église. La route se termine là, au détour du monument aux morts. Eux poursuivent, un dernier kilomètre qu’il leur faut franchir bringuebalant sur un sentier étroit et rocailleux. Les broussailles griffent sans vergogne les flancs de la voiture. Papa grimace. Ils enchaînent les trois derniers virages à vitesse réduite, dépassent péniblement une procession d’escargots et, alors que le chemin expire à son tour, ils aperçoivent enfin la maison. Papa appuie sur le frein puis, sans attendre que la voiture ne s’immobilise tout à fait, coupe le contact. Le moteur émet un long sifflement qui fait rire les enfants. Ils sont soulagés d’être arrivé à bon port.

La maison est posée en surplomb d’une vallée large, profonde et étonnamment préservée de toute présence humaine. Les deux vieux cabanons qu’on aperçoit sur le versant opposé en sont la seule trace visible. Partout, les arbres disputent le terrain à la roche brune et, dans les feuillages, ombres et lumières pianotent des reflets sautillants de verts et d’or. On devine à la faveur d’une trouée, tout en bas, le passage sinueux d’un ruisseau, de son lit en tout cas – en cette fin d’été il est à sec sans doute, ou peu s’en faut : il faudra aller voir. Au loin, on aperçoit qui se dessine sur l’horizon la ligne délicatement ciselée d’une chaîne de montagnes. Et le champ d’abricotiers qui jouxte la maison fait une tâche orangée dans le paysage. Personne ne s’est soucié de la récolte, si bien que les arbres ploient sous le poids de fruits trop mûrs. Certains pourrissent à même les branches et régalent les oiseaux, tandis que d’autres jonchent le sol pour le plus grand bonheur de quelques bataillons de fourmis. Au premier plan, enraciné à proximité du pas de la porte, un vieil olivier joue les majordomes à l’élégance discrète, courbant vers les visiteurs des branches noueuses et feuillues.

Ils sortent de la voiture, un peu titubants, comme étourdis par les cahots qu’il a fallu encaisser pour parvenir jusque-là. Et aussi, comme soufflé par la beauté de l’endroit, ce lieu féerique qu’ils découvrent pour la première fois. Les enfants eux-mêmes, qui n’ont cessé de se chamailler pendant tout le voyage, semblent muets tout à coup. Ils restent là, figés et les bras ballants, la bouche absurdement béante. Ils n’osent pas encore, comme intimidés par l’étendue du terrain de jeux, toute cette nature sauvage, un peu mystérieuse aussi, qu’il leur faut conquérir. Ils observent. Ils évaluent. Ça les tente drôlement, on dirait. Papa et Maman n’ont rien dit encore de la piscine, de l’autre côté de la maison. Ils savent ménager leurs effets. Ils regardent leur progéniture et échangent un sourire.

La maison n’est pas la leur et ils n’y ont pas accès, juste l’autorisation du propriétaire, parisien et absent, un collègue de Papa, de planter pour quelques jours une tente sur son terrain. Et de profiter de la piscine, bien entendu.

[…]

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Camping Sauvage – téléchargement

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Faiseuse d’Anges – présentation

Elle attend un enfant qui ne sera pas. Vingt cinq ans plus tard, c’est encore un ange qui passe au travers d’elle.

D’un ange à l’autre, la vie d’une femme amputée de sa part miraculeuse.

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Faiseuse d’Anges : Les premières lignes du récit

J’ai toujours pensé à cet enfant qui n’a pas été comme à un garçon, sûrement parce je n’ai jamais été capable d’imaginer qu’une fille puisse s’extraire d’un ventre tel que le mien. Allez savoir pourquoi. C’était il y a longtemps. C’est aujourd’hui encore, bien davantage qu’un simple phénomène de rémanence.

Il aurait eu vingt-cinq ans, aujourd’hui. Il serait né un jour comme aujourd’hui, dernier jour de l’été et jour de mon anniversaire. J’ai quarante et un ans, un âge où une femme a encore toute une vie devant elle, dit-on, un âge où le passé est un boulet qui pèse le poids des souffrances accumulées. Certains jours, en vérité, et même avec la meilleure volonté du monde, arc-bouté contre le solide pilier de l’optimisme, il se fait un peu difficile à traîner, ce satané boulet. Aujourd’hui, faut avouer, j’ai un peu de mal à envisager de pouvoir aller plus loin, j’ai eu ma dose. Mon passé, je viens de l’avaler, yaourt rance au goût barbare, avec des vrais morceaux de douleur dedans. Je ne le digère plus. J’ai mal dans le ventre et j’ai la nausée. Envie de vomir aussi. Je suis à nouveau enceinte et ce n’est encore qu’un ange qui passe. Qui ne fait que passer.

Pour fêter ça, mon anniversaire, je me suis fait un petit cadeau, un stylo, argent presque massif, plume or, encre bleu nuit. Un beau stylo : il peut, aurait dit ma mère. Qu’il vomisse donc à ma place. Qu’il m’aide à extirper de mes entrailles ce que je ne sais plus garder en moi et qui me dévore de l’intérieur, qui me fait mal. Qu’il devienne le fossoyeur des mauvais souvenirs. Je voudrais qu’on passe mon cerveau au crématoire de l’oubli, qu’on en finisse une bonne fois avec le passé. Et le présent aussi, qui le prolonge et n’est jamais que son bégaiement féroce.

Ecrire pour s’effacer, se réduire à des mots et s’en vider. N’être plus à la fin qu’une coquille vide et que mon cerveau à son tour en devienne stérile.

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Faiseuse d’Anges – téléchargement

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Un Temps Suspendu – présentation

Quand le temps fusionne en un point où tout est dit qui nous délivre. Quand cela n’a plus d’importance. Pour personne.

Quand cela n’a plus d’importance pour personne que pour celui qui en est délivré.

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Un Temps Suspendu : Les premières lignes du récit

C’est tôt le matin. Tout commence et tout finit. Le hurlement autoritaire d’un réveil sonne le glas d’une nuit trop courte. Des rêves ne terminent pas, volent en éclats. Des ronflements s’effacent. On grogne sous les draps. On déglutit. On se retourne. Les bouches sont pâteuses, langues lourdes, gorges raclées, toux grasses. On cherche déjà qui maudire. Les paupières s’entrouvrent, douloureusement. Le cauchemar est là qui s’engouffre dans la brèche. Les consciences émergent. On comprend, on sait, on connaît la suite.

Puis le réveil prend sa claque, enfin. Clac ! fait le réveil, mais la rébellion est vaine. On n’y peut rien. Il est trop tard. Un peu partout, d’autres sonneries prennent la relève. Les cloisons sont de papier. Le vacarme se propage comme le ferait un incendie. C’est fini, il faudra maintenant attendre le soir pour se rendormir.

Des lumières jaunes s’allument derrière les rideaux blafards. Il n’y a plus d’étoiles dans le ciel, mais la lune est encore là qui rigole. Il fait froid. Les hommes se lèvent, le visage bouffi, s’étirent, grimacent et pètent. La cacophonie des tuyauteries joue sa partition dans le morne son et lumière matinal : on tente de noyer les stigmates de la nuit sous un peu d’eau glacée ; on urine longuement ; on défèque à l’unisson, un deux trois : poussez ! Les mâchoires se crispent, on serre les dents. Déjà. Et les chasses d’eau se déchaînent, n’emportent pas les odeurs. On ouvre les fenêtres. On s’habille. On s’emmêle.

Un enfant crie ou pleure. D’autres lui répondent. L’inaudible prend de l’ampleur. On force le volume des radios, des télévisions. Cela ne suffit pas. Ta gueule ! aboie excédé le père. Ou la mère. Un chien réclame confiant un peu de tendresse, remue la queue, aboie. Ta gueule, j’ai dit ! Le môme avale enfin sa baffe : clac ! fait l’enfant. Le chien gémit. Les voisins grincent des dents. Le poisson rouge fait des bulles. La bouilloire siffle et le beurre ne se laisse pas étaler. Il n’y aura pas de pause.

Dehors, les flics sont seuls dans leur voiture arrêtée. Les beaux uniformes bleus sont froissés au sortir de la nuit, et leurs yeux aussi, froissés par le manque de sommeil et la lassitude, cernes profondes et grises. Ils s’ennuient. Café fumant entre leurs mains jointes et le nez dedans, comme à la télé. Dans la voiture flotte l’odeur du tabac froid. Ils sont le décor, eux aussi, fidèles au poste et amers. Voudraient signaler leur présence, déclencher malicieusement la sirène, exister. Rires gras, fatigués. Clac ! fera peut-être la matraque. Ou peut-être pas. Pas aujourd’hui. Espoir matinal. La journée sera longue pour tout le monde.

Beaucoup sont en retard. Depuis longtemps. Depuis toujours. Dans les cages d’escaliers, on se dépêche, on déboule, on trébuche. Ne pas manquer le bus. Pour ne pas manquer le train. La vie n’attend pas. Les portes ne grincent plus, claquent – clac ! Au passage, on n’oublie pas de saluer les voisins. Sourires entendus, complices ou convenus. Voix rauques, lasses. Les pas sont lourds sur les marches de béton. Les deux ascenseurs sont en panne. Déjà hier…

C’est si loin hier. On avait oublié, et pourtant rien ne change.

Dans la rue, le premier coup de klaxon retentit comme un signal. Ta gueule ! aboient les chiens qui connaissent la musique. Faut se bouger le cul. Un môme n’avait pas encore reçu sa baffe. Les voisins font des bulles. Les flics s’endorment. Les bouilloires ont cessé de geindre. Dernière chasse d’eau et ultime claquement de porte. Bientôt il ne restera plus personne, et le silence, à l’affût, deviendra roi.

C’est tôt le matin. L’aube étend silencieusement son linge de brume aux premiers rayons du soleil. Une banlieue s’éveille. Comme tous les matins, péniblement. Grise, oppressante, sale, pareille à bien d’autres banlieues. Le ciel est trop bas, l’air est poussière et il fait trop froid pour que poussent les fleurs. Mais les hommes se lèvent par tous les temps ; la vie, celle qu’on dit active, est ailleurs. Tout est ailleurs. Dans un autre espace-temps. Ce qui fait la banlieue n’est pas la proximité de la grande ville mais l’éloignement. C’est l’isolement, la réclusion.

C’est tôt le matin. Les rituels sont immuables. La journée sera sans surprise ; on connaît par cœur la morne chanson. Tout est écrit et rien ne change, jamais. L’aube, ici, c’est éternellement la même histoire qui bégaie. On n’avance pas, on tourne en rond, comme la terre autour de son axe. Seule dans l’univers. La banlieue a la gueule de bois. La cité-dortoir dégueule ses habitants. Personne n’a pensé à faire pisser son chien. Pissera dans le bocal du poisson rouge. Et tout le monde s’en fout. Dans peu de temps, il ne restera que lui, en tête-à-tête avec le silence. Olivier dort encore et la vie poursuivra sans lui sa ronde monotone.

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