Un monument de la littérature russe, un maître allemand de la mise en scène, 26 comédiens italiens, 12 heures de représentation sur titrée en français… On était prévenu, il n’y aurait pas de demi-mesure, cela relèverait ou bien du désastreux ou bien du merveilleux. Et ce fut du pur théâtre, ce fut ce que seul le théâtre est capable de donner, ou d’offrir en partage : du vivant !
I demoni, donc. Ce sont à la fois les démons qui possèdent les hommes et les possédés que deviennent les hommes qui succombent à leurs démons. Ce sont ces fanatiques que nous devenons lorsque nous sommes sous l’emprise de nos passions, amour, haine, aspirations à renverser un ordre établi et transformer une société corrompue. Ce sont ces idéologies qui nous enferment, lorsqu’à force de ruminer une idée c’est l’idée qui finit par nous ruminer et nous avaler.
I demoni, c’est d’abord un roman magistral de Fedör Dostoïevski. Une galerie de personnages en quête de sens face à une société qui semble n’en avoir plus, quand un modèle social semble sur le point de s’effondrer et que l’après est encore à inventer, quand les conservateurs se crispent sur ce qu’ils ont déjà perdu, quand Dieu et la religion ne sont déjà plus un recours, quand les libéraux sont déjà dépassés, quand les nihilistes disputent la modernité aux socialistes, et quand les voyous demeurent des voyous et les amants des amants.
Le tragique, c’est-à-dire l’inéluctabilité du désastre final, n’était pas loin. Albert Camus, déjà, avait décelé tout le potentiel dramaturgique de ce chef d’œuvre. Mais là où Camus avait choisi de demeurer dans un temps théâtral « raisonnable », Peter Stein a lui résolu un siècle plus tard d’accorder au texte tout le temps qu’il réclame – respirations comprises.
Encore fallait-il être à la hauteur de cette ambition. Prendre son temps ne pouvait suffire, encore fallait-il être en mesure de l’habiter entièrement. La mise en scène de Peter Stein à ceci de géniale qu’elle apparait à la fois sobre, limpide et efficace, collant au plus près à la progression dramatique, ne cédant jamais à la facilité, discrète mais toujours présente, sans effet superflu, toujours au service de l’œuvre théâtrale. Une mise en scène juste, tout simplement parfaite.
Et des comédiens merveilleux. Une troupe que l’on sent heureuse de jouer, heureuse d’être une troupe. Et l’on est heureux alors d’avoir traversé avec eux cette journée théâtrale, où le spectacle était indubitablement vivant.
Le théâtre est la vie. Vivant, ce spectacle immanquable n’est de fait pas immortel. C’est maintenant. Courrez !
Source : I demoni