Auteurs 2.0 versus lecteurs 1.0
Thierry Crouzet se « pose mille questions sur la forme que doivent prendre [ses] prochains textes », parce qu’il sait, dit-il, « que l’idée de livre n’a plus guère de sens ».
Il n’a « pas trouvé encore comment publier en ligne des textes longs qui autoriseraient en même temps l’interactivité ». D’ailleurs il a « bricolé ces derniers jours avec CommentPress, un template WordPress qui permet de commenter chacun des paragraphes d’un texte ».
Il dit que « ce sera l’occasion d’expérimenté » et c’est vrai qu’il m’arrive de rêver moi aussi que chaque lecteur de ce blog puisse venir commenter sous chaque mot afin, par exemple, de signaler un participe passé abusif.
Narvic a longuement commenté les réflexions de Thierry, parce que lui aussi se pose « la question de la « réflexion déconnectée » ». Il constate notamment que l’«interactif [peut se révéler] totalement superficiel » et que « le recul, la déconnexion, sont parfois utiles voire nécessaires à la réflexion. » Et c’est bien vrai.
Le lendemain, Thierry avait poursuivi sa propre réflexion. Il interrogeait : Les internautes sont-ils des fainéants ?
« Faut-il nécessairement passer par le papier et le circuit traditionnel pour être lu quand on écrit un texte de plus de quelques pages ? » demandait-il plus précisément, constatant en préambule que « les textes longs impliquent un temps long, celui de la réflexion, celui qui laisse l’imaginaire vagabonder, celui de la créativité… »
Il faut bien le dire, je n’ai pas tout de suite compris le lien entre la fainéantise de l’internaute, mise en question, et l’éventuelle nécessité d’en passer par le papier pour donner à lire des textes longs. Thierry évoque sa propre expérience, un livre publié en ligne et qui comptabilise quelques 900 lectures, chiffre tout à fait honorable, annonce-t-il – et il a probablement raison sur ce point – …
Et alors quoi ?
Fainéants ou pas fainéants, les internautes ?
Le point qui pose problème à Thierry est que, parmi les 900 lecteurs annoncés, seuls deux de ses amis ont consenti à laisser un commentaire. Alors que sur un blog, et sous donc un texte court, les commentaires auraient été incomparablement plus nombreux. Et Thierry alors d’en conclure, pas tout à fait implicitement mais presque, que son livre n’a en vérité pas été lu…
C’est alors à Hubert Guillaud de prolonger la réflexion… Et de s’interroger sur la possibilité d’une interactivité sur des textes longs… Et de parler du caractère inadapté des supports… Et mais de quoi parle-t-on là ?
Bon j’ai moi-même mis en ligne sur ce site six récits, un roman et une pièce de théâtre. A ce jour, tout mis bout à bout, cela a donné lieu à plus de 9 000 téléchargements – et le rythme semble s’accélérer progressivement.
Je n’ai en effet aucun moyen de savoir combien de pages ont été effectivement lues. Et en effet, très peu de commentaires ont été déposés en retour – et non plus pour m’ouvrir les yeux sur la bouillie littéraire que j’aurais osé mettre en ligne.
Mais en quoi est-ce un problème ?
Et si lire (un « livre ») était avant tout un acte solitaire ?
Et si lire (un blog) n’était pas lire (un « livre ») ?
En quoi donc l’interactivité serait-elle nécessairement un graal à poursuivre ?
Car c’est en réalité de cela qu’il s’agit pour ces trois messieurs, dont je crois comprendre qu’ils sont spécialistes de ces questions 2.0 : ne pas atteindre à l’interactivité serait nécessairement avoir échoué. Il ne saurait suffire à Thierry d’avoir pour son livre un petit milliers de lecteurs dès lors que ceux-ci sont restés muets. Puisqu’ils ne se sont pas exprimés – alors qu’ils en avaient la possibilité -, ils n’existent pas. Ils n’ont pas seulement non-lu ce livre, ils l’ont méprisé, « ont passé leur chemin », écrit-il.
Le raisonnement est le suivant : le oueb est devenu 2.0 ; donc toute publication sur le oueb bénéficie de la technologie, du concept 2.0 (l’interactivité, le participatif, le collaboratif…) ; donc tout roman publié en ligne est peu ou prou 2.0 ; donc le lecteur lui-même est potentiellement 2.0 – c’est à la fois son avenir et son inéluctable destinée, sa vocation : le lecteur doit désormais interagir !
Mais ça ne marche pas comme ça. Même pour les blogs ou les sites d’informations, sur lesquels en réalité l’immense majorité des lecteurs demeure en mode « univoque ». Quelle proportion commente, participe, collabore, interagit ? Une infime partie. Et ce n’est pas un mal, pas un échec façon pourquoi alors Ducros il se décarcasse !
Le oueb est avant tout, et pour la plupart d’entre nous, juste un autre véhicule : il transporte de l’information, des images, de la musique, des vidéos, des textes, depuis un émetteur jusqu’à un récepteur, tout bêtement. Le véhicule comporte nombre d’options tout aussi novatrices qu’extraordinaires, que d’aucuns ont aussitôt adoptées comme indispensables, mais qui reste des options, de simples accessoires.
Le 2.0, c’est chouette, c’est certain. Mais ce n’est que cela. Et c’est pas parce que ma bagnole est équipée d’un toit ouvrant que je suis contraint de systématiquement me la péter cheveux au vent.
L’interactivité, c’est en option. Ou, dit autrement, le lecteur a un droit imprescriptible au silence et à l’anonymat.
Un auteur, un lecteur : what else ?