La prochaine création du metteur en scène Wajdi Mouawad, Le cycle des Femmes, adapté de trois tragédies de Sophocle – Les Trachiniennes, Antigone et Electre -, sera présentée au Festival d’Avignon 2011, puis à Montréal et Athènes. Un spectacle sur les femmes donc, et Bertrand Cantat dans la distribution.
Aussitôt, c’était inévitable, les censeurs se sont dressés. Bertrand Cantat, tueur de femme, remonterait sur scène ? Impossible ! Indécent ! Insupportable !
Mais la justice ?
Je comprends l’émotion. Je comprends plus encore celle d’un père – Jean-Louis Trintignant – qui se refuse à aller en Avignon, où il devait jouer Trois Poètes Libertaires du XXe Siècle, et partager une programmation avec celui par qui sa fille a trouvé la mort. J’entends très bien sa haine.
Pourtant, Bertrand Cantat, par-delà la monstruosité de l’acte commis, est et demeure un homme. Il a été jugé et condamné pour «coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner ». Et il a désormais purgé sa peine aux yeux de la société. Si nul ne peut imaginer la prison intérieure en laquelle son acte l’enferme, cette peine de perpétuité intime qu’il continue et continuera de purger, nul ne devrait s’autoriser à contester qu’aujourd’hui et pour ce qui concerne la société des hommes, Bertrand Cantat est un homme libre. C’est-à-dire pas moins qu’un autre.
Wajdi Mouawad est un grand connaisseur du théâtre et de ce qu’est la tragédie. Le théâtre est nécessairement subversif – ou du moins dérangeant – et la tragédie se niche d’abord dans les tréfonds de l’âme humaine. Il relève de la liberté de l’artiste de décider que la présence de Bertrand Cantat dans un spectacle sur les femmes, où se joignent trois tragédies antiques, se justifiait d’un point de vue artistique, du point de vue d’un théâtre dont le rôle est pour le moins d’interpeler.
Comment penser à Bertrant Cantat au théâtre – pour qui connaît un minimum le théâtre – sans avoir aussitôt à l’esprit, par exemple, le sort funeste et éminemment tragique d’un Macbeth hanté par son crime ?
Liberté de Wajdi Mouawad. Liberté de Bertrand Cantat de monter sur une scène et d’y jouer, peut-être, sa propre tragédie. On le sait, le théâtre est une mise en abîme, un gouffre invisible et sans fond où le spectateur est happé – et le comédien aussi. Le théâtre est précisément cet espace immatériel qui abolit la frontière entre la vie et la scène.
Et puis liberté du public d’accepter ou non de se rendre au spectacle. Et liberté du spectateur d’en sortir avant la fin. Et liberté encore d’applaudir ou de huer, ou simplement de se taire.
Mais nul ne devrait s’arroger le droit de décider de qui aurait ou non le droit de monter sur une scène et d’y faire quoi. Nul n’est assez libre pour empiéter sur la liberté d’un autre. Au nom de quoi d’ailleurs ? De la justice ? Mais Bertrand Cantat a été jugé. De la morale ? Mais alors ce n’est rien d’autre que de la censure. De la décence ? Quoi, l’art serait soumis à la décence ! L’esprit de vengeance alors ?…
Je suis mal à l’aise avec l’idée de voir Bertand Cantat sur une scène. Mais c’est mon problème. Et la solution n’est certainement pas de réclamer à Bertrant Cantat lui-même, ou à Wajdi Mouawad de ne pas m’imposer ce malaise. Il me suffirait seulement de ne pas aller voir ce spectacle. Pourtant j’irai. Je choisis d’y aller. Pour Sophocle, parce qu’il est immense. Pour Wajdi Mouawad dont j’admire le travail depuis longtemps. Et sans doute aussi un peu pour ce malaise, précisément pour ce malaise. Parce que je sais que c’est ce que je demande au théâtre, de me bousculer, de me déranger dans mon petit confort bourgeois, forcément bourgeois.
Tout de même, il me suffirait pour ce qui me concerne de ne pas aller voir ce spectacle. Pour le reste, ce qui concerne la société, la justice est déjà passée.
Wajdi Mouawad s’est exprimé suite à cette polémique, énorme au Québec. Il parle de choix, intelligemment, ne cède pas aux passions et à la polémique. Il mérite d’être entendu (entretien intégral). Extraits :
Les Trachiniennes, c’est quoi ? C’est l’histoire d’un individu qui tue la personne qu’il aime sans le vouloir. C’est ça Les Trachiniennes.
Antigone, c’est quoi ? Antigone, c’est l’histoire d’un homme dont la cité considère qu’il a commis un crime irréparable et elle décide de ne pas l’enterrer. C’est ça Antigone.
Electre, c’est quoi ? Electre, c’est l’histoire d’un crime qui n’est pas puni. […] Electre, puisqu’il n’y a pas eu de justice, tombe dans la vengeance…
Les trois pièces mettent en scène un personnage qui était au pinacle de sa gloire et qui chute. Évidemment, Bertrand est un personnage tragique en ce sens-là.
Ce que je trouvais très, très puissant […], c’est que comme son histoire [celle de Bertrand Cantat] est connue par tout le monde, le spectateur dans la salle allait nécessairement se retrouver face à un homme qui contemple le désastre de sa propre vie.
Si vous décidez que le symbole est plus important que la justice, il ne faut pas qu’il monte sur scène. Mais s’il ne monte pas sur scène, […] ça veut dire que vous sacrifiez un peu l’idée que vous avez de la justice, puisque vous lui infligez une deuxième peine.
L’art doit fonctionner comme un miroir de nos douleurs et de nos souffrances.
Si on ne se rallie pas à la loi, on tombe dans la barbarie.
Ensuite, il y a la tribune de Marie Dosé, Avocat à la Cour, publiée dans Le Monde daté du Mercredi 13 avril 2011. Un texte court et qui me semble dire tout ce qui reste à dire sur la question de l’idée qu’on se fait, ou pas, de la Justice – Wajdi Mouawad nous parlant pour sa part de l’idée qu’il a du Théâtre, de la Tragédie et de Sophocle (ce qui n’est pas tout à fait sans intérêt). Je vous suggère fortement de lire cette tribune, que je me permets de reproduire intégralement ci-dessous :
Est-il juste que Bertrand Cantat soit réduit au silence ?
par Marie Dosé, Avocat à la Cour
Quel étrange destin aura connu la voix de Bertrand Cantat, sauvée in extremis, en 1994, pour mieux s’éteindre aujourd’hui. Condamné au silence par respect pour la douleur des victimes, l’artiste se voit interdit d’exercer son art, sous quelque forme que ce soit, chacune de ses apparitions étant vécue comme une indécente provocation.
Que Cantat ait purgé sa peine est une circonstance aggravante: il est en vie, elle ne l’est plus. Que Cantat ait été déclaré coupable de «coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner» ne signifie rien: il reste un «assassin» dans la bouche de ceux qui souffrent et qui ne se privent pas de le désigner comme tel par médias interposés. Une décision de justice ne sonnant jamais le glas d’aucune douleur, la condamnation judiciaire et la sanction pénale ne sont que formalités.
Pourtant, au-delà du symbole, Bertrand Cantat est un «élargi» comme les autres, contraint jusqu’à son dernier souffle de supporter le poids et d’endosser la responsabilité d’un geste qui n’appartiendra jamais au passé. La plus douloureuse des expiations se niche dans l’intimité de celui qui a commis l’irréparable et se rappelle à lui à chaque minute de son existence: Bertrand Cantat est condamné à rester au pire endroit – en lui-même. Les familles et proches de la victime ont décidé de rendre cette peine à perpétuité publique, insinuant par là qu’elle n’habite pas, ou pas suffisamment, l’intimité de Bertrand Cantat.
En réduisant publiquement l’artiste à son méfait, en décidant que Cantat n’est et ne sera jamais rien d’autre que la mort de Marie Trintignant, la double peine de cet «élargi» confine à une mise au pilori qui finit par devenir l’instrument d’une dictature de l’émotion, celle des victimes.
Le silence imposé par une décision judiciaire qui interdit à Bertrand Cantat de s’exprimer sur les faits participe de l’impératif tendant à protéger les victimes de propos maladroits ou vécus comme tels. Le silence artistique décidé par les tenants d’une douleur exclusive de toute autre est l’écho direct d’un fantasme propre à nos société : la nécessité d’éliminer socialement tout condamné ayant purgé sa peine, de nettoyer le corps social. Survivre et tenter d’exister, quel qu’en soit le prix, relève de l’indécence aux yeux de ceux qui, amputés d’une fille, d’une mère ou d’une sœur, n’oublieront jamais.
Confrontées dans leur quotidien à une absence que rien ne vient combler, il est légitime que les victimes, dans l’intimité de leur douleur, tiennent l’exécution d’une peine et la déclaration de culpabilité comme superfétatoires et insignifiantes. Il n’en reste pas moins que la rancoeur et la haine proclamées demeurent souvent les seuls sentiments disponibles à l’endroit de celui qui a ôté la vie d’un être cher. Mais rendre ces propos et ces sentiments publics, les marquer au fer rouge sur la peau de l’auteur, les marteler dans les médias pour confondre l’homme et son geste, relève de la plus grande injustice, dictée par l’impossible deuil. La singularité de cet « élargi » réside dans la faculté qui est offerte aux victimes de poursuivre la peine au-delà du registre de l’intimité, la voix du chanteur étant réduite à celle de l' »assassin ».
Piégé par ce déplacement de l’intime au public, l’artiste amputé n’a d’autre choix que de laisser sa place à la douleur de ceux qui restent, la sienne demeurant « un moindre mal » dont la seule évocation constituerait la plus ultime des provocations. Le pire des procès se poursuit donc entre les mains des justiciables les plus dangereux, ceux dont la peine est intarissable. Et la voix de Bertrand Cantat, jetée en pâture au-delà du judiciaire, de purger une peine sans cesse recommencée.