Je ne sais pas. Peut-être que tout l’art d’Ostermeier réside dans sa capacité à sublimer le texte, à en extraire la part de sublime qu’on peut (toujours ?) y trouver.
Car si au commencement du théâtre il y a le texte (et si vous me lisez régulièrement, vous savez que je conteste cette idée saugrenue qu’il pourrait y avoir un théâtre sans auteur), le théâtre – ou la théâtralité – survient dans ce qui n’est pas écrit, dans cet espace vacant laissé par le texte. En corollaire, un bon texte de théâtre c’est (aussi) un texte qui laisse de la place. En ce sens, ce Bella Figura de Yasmin Reza est un bon texte.
Je commence par là parce qu’on a beaucoup entendu regretter qu’un si grand metteur en scène, Thomas Ostermeier, ait choisi de monter une pièce supposée si insignifiante. Un homme marié emmène sa maîtresse dans un restaurant que lui a recommandé sa femme. Ce qu’il aurait dû avoir au moins la délicatesse de ne pas mentionner. Andréa, la maîtresse, en a pris ombrage et Boris, malgré ses efforts, bien maladroits, ne parviendra pas à surmonter le faux-pas qu’il vient de commettre. Andréa est blessée et sa blessure est bien plus profonde, et ancienne, qu’il ne parvient à l’imaginer. La soirée s’annonce très mal et ce ne sont pas les évènements qui vont contribuer à ce qu’elle reprenne le cours léger qu’elle était supposée suivre. Surviennent dans le restaurant Stéphanie et Rénato, accompagnés de la vieille mère de ce dernier et dont ils viennent célébrer l’anniversaire. Or Stéphanie est l’amie de la femme de Boris et n’est pas disposée à feindre de ne pas comprendre ce dont elle est témoin. Pis, elle ne supporte pas que Rénato ne la soutienne pas, soit lui disposé à se montrer civil et convenable, à faire bonne figure. Sans compter que la présence de sa belle-mère, qui déraille un brin, l’exaspère…
Et puis c’est tout. Les personnages interagissent et la soirée est une impasse au fond de laquelle chacun, fatigue et alcool aidant, se confronte à ses démons. Ce pourrait ne pas être grand chose si l’on en oublie de donner une épaisseur aux personnages, les faire exister, c’est-à-dire les vêtir de cette humanité qui nous les rends proches, si proches qu’ils en deviennent une part de ce que nous-mêmes sommes.
Cela suppose de grands comédiens et ceux-là sont immenses. Et Nina Hoss, dans le rôle de Andréa, est tout à fait magistrale. On ne peut s’empêcher de se dire, à force, qu’ils ont bien de la chance les Allemands d’avoir un théâtre d’une telle modernité. Et c’est avec un petit pincement à l’orgueil national [sic] qu’on pense à la Comédie Française – mais pas seulement – qui demeure tout de même un peu poussiéreuse, très old school quand même. On a un peu le sentiment que le théâtre français n’est finalement pas tout à fait encore entré dans le XXIème siècle.
La pièce se déroule en six actes, dans quatre lieux et une stricte unité de temps. Chaque fois, la scène est un espace vide avec en son centre un plateau tournant sur lequel sont disposés les éléments qui figurent le décor. D’abord le parking du restaurant : une voiture. Puis la terrasse du restaurant : canapés et table basse, peut-être une plante. Ensuite les toilettes : un lave-main, une cuvette et des parois de verre rendant compte du caractère confiné du lieu tout en jouant d’une transparence permettant que rien ne soit dissimulé aux spectateurs-voyeurs. Enfin, la salle du restaurant : une table, des chaises, un aquarium à homards… Et pour l’ambiance, le mur de fond de scène qui sert d’écran où sont projetés au ralenti des scènes animalières (cafards, insectes ou homards, en plans très serrés)… La musique en touche finale et une scénographie sobre et efficace, signée Jan Pappelbaum.
Pourquoi cela fonctionne ? L’intelligence et le talent combinés du metteur en scène et des comédiens qu’il dirige. L’intelligence de ce qu’est et ce que permet le théâtre. A ce titre, la scène qui a pour décor les toilettes du restaurant est exemplaire. Un couloir étroit figuré par deux parois de verre. A un bout, le lave-main. A l’autre, le W.C enfermé lui-même entre quatre parois, de verre également. Tout repose alors sur l’implicite du théâtre : si le spectateur voit tout, il admet aussi que pour les personnages les parois existent réellement et sont opaques : eux ne voient pas au travers. Les possibilités scéniques naissent à cet endroit précis, dans cette transparence asymétrique, cette transparence qui met le spectateur à l’intérieur même de la scène, le spectateur qui est un Dieu qui voit tout, qui sait tout.
Dans La Maison de Poupée, de Henrik Ibsen, les personnages étaient comme enfermés dans un cube de verre. Dans Hedda Gabler, du même, le drame se déroulait entre salon et véranda séparés par une paroi de verre, dans Dämonen, de Lars Noren, la transparence était partout, parois de verre et caméras indiscrètes. La transparence, comme l’utilisation de la vidéo, est la (une des) marque de fabrique de Ostermeier, qu’il parvient chaque fois à renouveler avec une exceptionnelle pertinence, toujours pour donner à voir au spectateur ce qui n’est pas dit, le rapprocher de tout ce qu’il y a à voir et donc à ressentir, l’immerger au coeur même du drame qui survient et de sa mécanique chirurgicale, le mettre au plus près des évènements mais aussi, et surtout, des personnages et de ce qui les dévore.
Tout l’inverse de cet artifice poussiéreux et simpliste, qui vise également à immerger le spectateur dans le spectacle, et qui consiste à le mettre dans la lumière. Erreur magistrale. Ce n’est pas le spectateur qu’il s’agit d’éclairer, mais son regard.
En définitive, une fois Ostermeier passé, ne reste qu’un défaut au texte de Yasmin Réza. Je ne saurais en réalité expliquer pourquoi, mais la division de la pièce en six actes provoque un déséquilibre, une rupture dans l’harmonie de l’ensemble. Pas de quoi cependant remettre en cause le plaisir qu’on y prend.