Nov 232009
 

Henrik IbsenL’ancien pasteur Rosmer vient de perdre sa femme, Beate. Celle-ci, très malade psychologiquement, s’est jetée dans les eaux du moulin de la propriété familiale de Rosmersholm. Rosmer vit désormais seul à Rosmersholm, avec Rebekka West, gouvernante du domaine et amie très proche, qui au cours de la longue maladie de sa femme l’a accompagné sur l’exaltant chemin d’une pensée plus libre.

Libéré de son mariage, libéré de sa foi ancienne, libéré d’une éthique ancestrale, conservatrice et lourde de préjugés, Rosmer peut désormais vivre et agir et se réaliser. A ceci près qu’on ne se libère jamais tout à fait du passé, de l’hérédité sociale et des vieux fantomes qui rôdent et sans cesse vous rappellent à eux.

Culpabilité ou sentiment de culpabilité, c’est égal : le passé est une entrave, un geolier inflexible et qui réclame son tribut. Aussi, Rosmer et Rebekka West ne vivront pas ensemble, parce que le fantôme de Beate se dresse entre eux, parce que tous les fantômes nobles et sans joie de Rosmersholm se dressent entre eux, et parce qu’ils ne sont libres ni l’un ni l’autre. Et, prisonniers d’eux-mêmes, Rosmer et Rebekka West cheminent en vérité sur le chemin dérisoire qui les conduit sans faillir jusqu’aux eaux du moulin de Rosmersholm.

Voilà sans doute le plus sombre des drames ibseniens, drame plus existentiel que politique ou social, drame de la dépression et de la morbidité plus même que drame de l’amour et du désir charnel. Tant qu’en réalité il s’agit purement et simplemet d’une tragédie, où la mort des protagonistes est inéluctable, où la mort est la seule issue, l’unique moyen de se dégager du noeud fatal qui les étrangle, et qui se resserre un peu plus à chaque effort qu’ils fournissent pour s’en défaire. Un drame sombre et froid, affûté comme une lâme de rasoir, oppressant par sa radicalité, violent en somme, mot après mot. Et Rosmersholm de révéler, au fil d’une écriture ciselée et cruellement efficace, l’immensité d’un talent qui place Ibsen non loin de Shakespeare et de Tchekhov.

Stéphane Braunschweig a eu l’intelligence de la sobriété. Se contenter du texte, se mettre à son service, s’effacer pour donner mieux à entendre la petite musique du sens et de l’émotion. Il n’y a pas de metteur en scène, il y a une mise en scène. Il n’y a pas de comédiens, il y a des personnages. Il n’y a pas de spectacle, il y a un morceau d’universel, un instant de vie partagé. Cela demande une grande humilité et un immense talent.

Le décor est pour beaucoup, lui aussi, dans ce qui est donc une réussite : deux murs et un angle, qui resserrent l’espace et enferment les personnages dans une exiguïté oppressante. Rosmer et Rebekka West clament leur aspiration à la liberté, mais les hauts murs de Rosmersholm qui les dominent et les oppressent murmurent à chaque instant combien la réalité des êtres est plus forte que toute leur philosophie, disent à chaque instant que l’issue sera fatale, parce que l’on ne s’échappe pas d’une prison qui nous est intérieure – car ce n’est pas Rosmer qui habite Rosmersholm, mais bien Rosmersholm – ses hauts murs et tous ses fantômes : l’hérédité – qui habite Rosmer.

Et puisque Stéphane Braunschweig a choisi de faire un diptyque de deux pièces d’Ibsen en apparence très différentes, montées simultanément au théâtre de la Colline, j’aurai grand plaisir à retrouver bientôt l’étonnante Nora dans sa Maison de poupée – dont elle saura elle s’évader.

Source : Rosmersholm, par Braunschweig