Une jeune fille passe toute sa vie sur le rivage d’un lac. Elle aime le lac, comme une mouette, et elle est heureuse et libre, comme une mouette. Mais un homme arrive par hasard et, quand il la voit, par désœuvrement la fait périr. Comme cette mouette.
Anton Tchekhov avait annoncé La Mouette comme une comédie. C’était une fausse piste. D’ailleurs Tchekhov a-t-il jamais écrit une comédie ?
La Mouette est une tragédie, une tragédie l’air-de-rien, parce que c’est toujours ainsi chez Tchekhov, tous les drames se nouent l’air de rien, et inexorablement, dans un mouvement aussi lent qu’implacable. Et puis il y a toujours, aussi, plusieurs couches de drame : le drame social, le drame de l’amour et, coiffant les deux premiers, le drame existentiel, drame de la condition humaine – la mort au bout, et l’ennui en attendant, de frustration en déception, de désillusions en désespoir.
Il y a de la légèreté aussi, dans l’écriture de Tchekhov, cependant. Une sorte de langueur dans laquelle ses personnages évoluent comme autant de clowns tristes, mais qui n’en sont pas moins des clowns, et dont on ne rit qu’avec tendresse. Pas trop fort le rire, parce que tout de même, ils ont une forte propension à nous ressembler, ces clowns. D’où sans doute la tendresse. Et puis l’on comprend qu’il n’en sortira rien de bon, de leurs petits drames un peu risibles, que tout cela finira bel et bien par les dévorer. Mais la patte de Tchekhov, cet air-de-rien, est dans cette apparente légèreté, quand la tragédie est dissimulée dans l’anodin et l’extrême normalité ou vulgarité de l’être.
Il y a plus de femmes qui boivent que vous ne pensez. Une minorité boit au grand jour, comme moi, et la majorité en cachette.
Arthur Nauziciel a néanmoins fait le choix de gommer toute légèreté. Un pari dangereux, tant on risquait alors d’y perdre Tchekhov lui-même. Tant tout menaçait de devenir par conséquent bien lourd et bien indigeste, étouffé et étouffant. Monter La Mouette, ce drame désespéré, dans un décor de fin du monde et avec un fond sonore sombre comme du Leonard Cohen, c’était faire le choix périlleux de peindre ton sur ton, noir sur noir – et n’est pas Soulages qui veut.
Si vous avez jamais besoin de ma vie, venez et prenez-la.
Mais Arthur Nauziciel, dont on avait apprécié la mise en scène du très noir Jan Karski de Yannick Haenel – enfin je dis « on », ce n’est qu’un effet de style pompeux, il ne s’agit en réalité que de moi, hein ! -, Arthur Nauzyciel est semble-t-il très à son aise avec la noirceur. C’est un euphémisme qui n’a pas sa raison d’être ici : son talent de metteur en scène est indéniable et cette Mouette, aussi fidèlement tchekovienne qu’audacieusement réinventée, est une réussite.
Je suis une mouette. Non, ce n’est pas ça. Je suis une actrice…
Une réussite qui doit naturellement beaucoup à la précision des comédiens, auxquels il est demandé de surjouer, ou de ne jouer exclusivement que la face tragique de leur personnage, exclusivement et sans pour autant verser dans le burlesque, ou le grotesque, d’en faire trop mais avec la juste mesure, comme on prépare un soufflé – dirait les Anglais.
D’une certaine manière, cela correspondait à ne pas interpréter Tchekhov comme le ferait des comédiens Russes, ce qui est particulièrement osé tant Tchekhov est intimement lié à l’âme russe.
Je jouais en dépit du bon sens… je ne savais pas quoi faire de mes mains, je ne savais pas me tenir sur une scène, je ne maîtrisais pas ma voix. Vous ne comprenez pas ce que c’est cet état, de sentir qu’on joue d’une façon monstrueuse.
Mais il n’y a de grand spectacle qu’à hauteur des risques pris par les artistes qui le donnent, à hauteur de leur générosité. De leur radicalité aussi, dans la recherche de formes nouvelles.
Tout n’est pas réussi dans cette Mouette, il y a quelques effets dont on aurait pu se passer, quelques longueurs ici ou là, et même une scène qui m’a semblé terriblement ratée (ce soir-là, du moins), mais cela importe peu au final tant l’impression générale est grande, tant la tragédie vous pénètre avec force. Tant vous en émergez avec le sentiment d’avoir vu du beau et vécu du vrai, d’avoir été au théâtre et d’y avoir été vivant, radicalement.
– D’où vient que vous soyez toujours en noir ?
– Je porte le deuil de ma vie.
La Mouette, Anton Tchekhov
par Arthur Nauzyciel
jusqu’au 19 janvier au T2G – théâtre de Gennevilliers
(un très chouette théâtre, aux portes de Paris et facilement accessible en métro – ligne 13)