Je sors de chez ma mère. Je descends en trombe les quatre étages depuis son appartement. Je déboule sur le trottoir. Devant le porche, un couple se dispute violemment, deux amants écorchés par le doute, dévorés par la rancœur, emportés par les mots et qui ne parviennent plus à se dire qu’ils s’aiment. Je passe sans un regard pour eux, remontant la rue d’Aligre à grands pas et me tenant la tête à deux mains. Je suis loin déjà, loin de ces chamailleries imbéciles. J’oblique dans la rue de Charenton, je suis essoufflé, j’ai du mal à respirer. Mes pensées réduites en une bouillie de particules affolées s’entrechoquent aléatoirement sous la voûte de mon crâne. Un milliard de minuscules explosions nucléaires. Mes tempes palpitent, me font mal, trop de bruit dans ma tête. Je voudrais ne plus penser, me reposer un instant, oublier ce qui m’est impossible désormais d’oublier. Il n’y a plus de place en moi pour l’oubli. J’ai été au bout de l’anamnèse et désormais je sais. Je sais ce qui a été, et je sais aussi ce qui est et tout ce qui donc ne sera plus, ne pourra plus être.
On n’en reparlera plus, c’est ce dont nous avons convenu avec ma mère. Et il n’a pas été nécessaire non plus qu’elle aille au bout des mots, qu’elle raconte jusqu’à son terme l’histoire de Julie, inutile qu’elle dise des paroles qui sonnaient comme un sombre glas à l’intérieur de mon crâne. J’avais compris, deviné depuis longtemps le fin mot de l’histoire. J’étais présent, j’avais vu : c’était aussi mon histoire. J’avais vu et tout était en moi déjà, à l’état de traces sur le palimpseste de ma mémoire. On n’oublie jamais vraiment sans doute.
Il n’a pas été nécessaire qu’elle dise que Julie était enceinte, ni même qu’elle évoque ce qui fut ensuite. J’ai compté, Céline est née le 5 février 1969, j’ai recompté plusieurs fois même, comme s’il pouvait subsister le moindre doute, une issue, une autre possibilité qui m’aurait sauvé de la prison du réel, mais non, il n’y a pas d’autre possible que ce qui a été : 11 mai 68 – 5 février 69, 38 semaines et 4 jours, le temps plein d’une gestation. Elle a accouché à terme, Julie. Elle l’a gardé jusqu’au bout, son bébé. Il fallait bien ça sans doute, garder longtemps l’enfant dans son ventre afin qu’il ne reste rien du vice. Laver la souillure et que l’enfant naisse purifié de sa part d’ombre. L’idée qu’un bien puisse naître d’un mal, de ce mal qu’on lui avait fait, était insupportable et il lui avait fallu renvoyer le mal à son néant pour accueillir l’enfant, qu’il n’en soit pas le stigmate désolant. Il avait fallu à Julie nier le viol pour accepter l’enfant, nier jusqu’à l’idée d’un géniteur pour nier la réalité du violeur, sa marque dans sa chair et celle de son enfant. Non, personne ne l’avait possédée, ni déflorée, ni souillée, et ce serait l’enfant, lui seul, qui en naissant déchirerait son hymen, lui seul qui prendrait sa virginité, l’enfant, sa pureté…
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Douzième et dernier chapitre de Lulli, roman à lire sur iPhone, iPod Touch, IPad ou toute liseuse supportant le format epub : Cybook, Sony Reader, Kindle… Ou bien directement sur un ordinateur. A télécharger gratuitement ci-dessous.
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Bonne lecture !
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Téléchargement : Lulli – chapitre 12
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